L’EI-K, la nouvelle menace mondiale ? “Les Occidentaux doivent faire très attention”

L’EI-K, la nouvelle menace mondiale ? “Les Occidentaux doivent faire très attention”

Ce sont les attaques les plus meurtrières en Europe depuis les attentats de Madrid en mars 2004 et ses 192 morts. Vendredi 22 mars, une attaque menée par un groupe armé de mitrailleuses a tué au moins 139 personnes et fait plus de 100 blessés dans une salle de concert en périphérie de Moscou. En fin de soirée, l’Etat islamique a revendiqué l’attentat, précisant qu’une de ses branches, l’Etat islamique au Khorasan (EI-K) en était responsable. L’EI a expliqué que cette action s’inscrivait “dans le contexte […] de la guerre faisant rage” entre le groupe et “les pays combattant l’islam”.

La perte d’influence de Daech, commanditaire des attaques du 13 novembre 2015 à Paris, avait laissé croire à un remplacement du terrorisme “commando” par un “djihadisme de proximité”. L’émergence à l’international d’une nouvelle ramification de l’Etat islamique montre que, désormais, ces deux modes d’actions vont coexister. Analyse avec Barak Mendelsohn, professeur associé de science politique à l’Haverford College, en Pennsylvanie, et auteur notamment de l’article “A l’horizon : le futur du mouvement jihadiste“.

L’Express : Avez-vous été surpris de l’ampleur de l’attaque du 22 mars à Moscou ?

Barak Mendelsohn : L’Etat islamique et d’autres groupes djihadistes ont déjà employé cette méthode, faite de multiples tireurs. Il n’y a rien de neuf là-dedans. L’attaque du Bataclan en est d’ailleurs l’exemple type, comme celle de novembre 2008 à Bombay, en Inde. A l’époque, dix attaques terroristes coordonnées avaient eu lieu dans la ville. Il n’y a donc pas grand-chose d’unique dans les événements de Moscou, en dehors de leur ampleur, ainsi que de l’échec du gouvernement russe à les prévenir. Les pays occidentaux ont néanmoins compris depuis quelque temps la menace et vont prêter une attention beaucoup plus sérieuse à cette possibilité d’attaques en Europe. Il est d’ailleurs rassurant de voir que les services de renseignement étaient au courant, au préalable, de la possibilité d’une attaque en Russie. Au début du mois, le gouvernement américain avait ainsi recommandé la prudence lors de grands rassemblements à Moscou.

En quoi cette attaque est-elle différente de celle que l’on a pu voir l’année dernière en France, à Arras par exemple ?

A titre de comparaison, l’auteur de l’attaque d’Arras, en France, était beaucoup plus inspiré par l’Etat islamique que téléguidé par ses membres. Les auteurs de ce type d’attentat “de proximité” se sont souvent radicalisés essentiellement sur Internet. Avec les événements de Moscou, le risque est désormais double : non seulement ces individus ont une nouvelle source d’inspiration, mais ils sont aussi capables de former de nouvelles connexions opérationnelles, pour mener à bien des attaques organisées à distance.

Les Occidentaux doivent donc faire très attention. Certes, la méthode employée à Moscou n’est pas nouvelle : encore une fois, tirer sur des civils au hasard a déjà été vu ailleurs. Mais le risque est désormais que plusieurs groupes djihadistes aient pu régénérer ces dernières années leur capacité à attaquer loin de leurs bases. Cela est manifestement le cas de l’Etat islamique au Khorasan, ce qui est définitivement inquiétant.

Dalerdjon Barotovich Mirzoyev, l’un des quatre hommes inculpés pour l’attentat de Moscou, comparaît devant un tribunal de la capitale russe, le 24 mars 2024

Pensez-vous que l’attaque de Moscou signifie un changement dans le mode opératoire des groupes djihadistes ? Risque-t-on de voir arriver de nouvelles attaques “commando” ?

Les deux peuvent exister. Des groupes peuvent mener des opérations, tout comme les individus, dont la capacité de nuisance a considérablement augmenté ces dernières années, car vous n’avez plus vraiment besoin d’une organisation pour mener des opérations meurtrières au nom de votre idéologie. Cela étant dit, encore une fois, les progrès ont été faits dans les deux sens. Si les individus ont la possibilité de faire plus de dégâts, les Etats ont aussi de meilleurs moyens pour prévenir ces attaques. Mais nous allons devoir être vigilants et surtout, prendre en compte le fait que cette menace ne va pas disparaître. Elle peut arriver dans des cas multiples, à des niveaux différents. Le plus important, dans cette configuration, est d’éviter les attentats – tous les attentats – qui imposeraient aux gouvernements des représailles importantes. Car une partie du problème qui nous occupe se trouve aussi dans la “surréaction” des pays attaqués qui, au lieu de résoudre le problème, peut aussi envenimer le conflit en déstabilisant des régions.

Qu’entendez-vous par-là ?

Prenez la réponse des Etats-Unis au 11 septembre 2001. La “guerre contre la terreur”, pour reprendre l’expression utilisée par George W. Bush, a entraîné une instabilité qui s’est étendue bien au-delà de l’Afghanistan. Il faut donc bien comprendre en amont les conséquences stratégiques que peuvent avoir les réponses aux attaques terroristes. Attention : je ne suis pas en train de sous-entendre que les Etats devraient simplement absorber les attaques terroristes. Je dis simplement qu’il faut adapter sa réponse à une menace bien particulière, et à ne pas mener une opération par esprit de revanche.

L’origine de l’EI-K vient d’une instabilité dans leur région d’origine, à savoir de différends entre talibans afghans et talibans pakistanais. Les personnes qui se sont séparées de ces groupes avaient des positions beaucoup plus radicales et agressives que leur entité d’origine et ont formé l’EI-K. L’organisation a eu ses hauts et ses bas, mais a gagné un attrait grandissant en Afghanistan, et même en dehors. La principale difficulté à leur progression vient des talibans qui sont parvenus avec succès à réprimer le mouvement pendant longtemps. Ils ne font pas cela parce qu’ils sont opposés au terrorisme, mais pour leurs propres intérêts. Mais la nature fragmentaire de l’Afghanistan implique que l’EI-K peut toujours trouver un endroit où se replier et reconstruire sa capacité d’action.

Quel va être l’impact de l’attentat de Moscou sur cette branche de l’EI ?

Le succès de leur attaque à Moscou va augmenter l’intérêt qu’ils suscitent. Ils envoient le signal que, au-delà de l’Afghanistan, ils vont aussi concentrer leurs actions sur différents pays, comme l’Iran ou la Russie. Il est donc très probable que se produisent de nouvelles attaques planifiées ou inspirées par l’EI-K. Je pense toutefois que les services de renseignements occidentaux parviendront à en arrêter la plupart. Plus l’attaque sera sophistiquée, plus elle nécessitera de coordination et plus il deviendra facile pour la police de les prévenir. Nous ne savons pas encore la raison pour laquelle les services russes ont été tenus en échec. Nous avons également des problèmes pour déterminer ce qu’il se passe à l’intérieur de l’Afghanistan. Mais les pays occidentaux ont désormais de meilleurs outils qu’auparavant pour identifier les menaces qui pourraient émerger à l’intérieur de l’Europe. D’autant qu’après les événements de ce vendredi, les autorités occidentales savent que l’EI-K est désormais le nouveau leader du djihad transnational.

Cela signifie-t-il qu’ils sont les leaders de l’organisation Etat islamique ?

Ils disent toujours faire partie de l’Etat islamique. Dans leur propagande, cependant, ils parlent depuis longtemps non seulement des problèmes qu’ils perçoivent en Afghanistan, mais aussi dans le reste du monde. Jusqu’à présent, les branches de l’Etat islamique n’étaient concentrées que sur une seule région. L’Etat islamique au Sahel se préoccupe d’une partie du Sahara et du Nigeria, sans mener des attaques en Europe. L’Etat islamique qui évolue au Congo fait la même chose. Longtemps, on a pu penser que l’EI-K se comportait de la même manière. En frappant l’Iran, il visait finalement un pays situé dans la région. Mais attaquer la Russie est quelque chose de complètement nouveau. L’attentat à Moscou est leur manière de communiquer officiellement leur position : l’EI-K est une organisation qui a pour vocation d’agir au-delà de sa propre région, et en voici la preuve. A cet égard, ils semblent être devenus un avant-poste de l’Etat islamique.

A son époque, Al-Qaida a connu un développement similaire : des branches se concentraient sur des combats dans des régions localisées, quand une seule d’entre elles – Al-Qaida dans la péninsule arabique, menait des attaques sur des cibles occidentales. A chaque fois, dans ce type d’organisation, une des branches peut décider de frapper plus fort. Soit parce qu’elle estime être les héritiers de la branche mère, ou qu’ils veulent clairement la remplacer.

L’affaiblissement de Daech a pu laisser penser que les attaques allaient diminuer. Les événements de vendredi ont donc montré que la menace terroriste n’était pas terminée.

Nous avons vécu avec des idéologies radicales depuis longtemps – pas simplement celles qui sont liées au djihadisme. Ce type de pensées connaît toujours des accès de fièvre. A partir du moment où elles sembleront offrir une forme de diagnostic à un problème, elles continueront de se développer. Le mouvement djihadiste est beaucoup plus faible que par le passé, mais continuera d’exister. Je ne serais pas surpris que les groupes terroristes au Sahel tentent à leur tour de prendre une dimension internationale, même si leur positionnement rend cette ambition beaucoup plus difficile à réaliser que pour l’EI-K. Si l’Etat islamique au Sahel décide de frapper l’Europe, il sait très bien qu’il risquera d’en subir bien plus rapidement les conséquences, en raison de sa proximité géographique…

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