Liana Fix : “Un départ de Poutine ? L’Occident doit se préparer à cette éventualité”

Liana Fix : “Un départ de Poutine ? L’Occident doit se préparer à cette éventualité”

Depuis le début des années 2000, Vladimir Poutine domine la scène politique de la Russie postsoviétique. Réélu avec plus de 88 % des suffrages en mars et embarqué dans une guerre qu’il a lui-même provoquée, l’occupant du Kremlin semble plus solidement installé que jamais. L’accélération de la répression politique, symbolisée par la mort en prison du principal dirigeant de l’opposition, Alexeï Navalny, témoigne de sa volonté de renforcer son pouvoir.

Pourtant, les Occidentaux devraient se préparer à l’éventualité d’une fin de règne de Poutine, nous dit Liana Fix, historienne et politologue au think tank américain Council on Foreign Relations. Pour la chercheuse, l’Europe et les Etats-Unis doivent non seulement maintenir et renforcer leur soutien à l’effort de guerre ukrainien, mais aussi anticiper davantage les différents scénarios d’un changement de pouvoir en Russie.

L’Express : Dans un entretien donné à The Economist, Emmanuel Macron a réaffirmé sa position quant à la possibilité d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. Est-ce la bonne posture à adopter vis-à-vis de la Russie de Poutine ?

Liana Fix : La position d’Emmanuel Macron a évolué depuis le début de la guerre. Au départ, il était plus ouvert à la discussion avec la Russie, car il s’inquiétait d’un scénario à la “Versailles”. Au même titre que l’Allemagne après la Première Guerre mondiale, qui s’était sentie humiliée et en était ressortie encore plus agressive qu’avant, Macron redoutait un traitement trop sévère avec la Russie et poussait au dialogue.

Deux ans plus tard, il semble avoir abandonné l’espoir d’une discussion rationnelle avec Poutine, simplement parce qu’il constate que ça n’est pas un bon moyen de défendre les intérêts de la France et de l’Ukraine. Il est désormais convaincu que Poutine ne comprend que le rapport de force. C’est pour cette raison qu’il a évoqué l’idée d’envoyer des troupes au sol, non pas parce qu’il envisage de l’exécuter immédiatement, mais parce qu’il veut instiller le doute dans l’esprit de Poutine, pour qu’il sache qu’il y a des limites à ne pas franchir.

Le problème, c’est que pour que cette stratégie fonctionne, il faut que la menace soit crédible aux yeux de Poutine. Malheureusement, cette crédibilité lui fait défaut, d’autant plus que les Etats-Unis ne montrent aucun signe de volonté de déployer des troupes. La Maison-Blanche considère que le risque d’escalade entre les membres de l’Otan et la Russie est trop élevé. Cette réticence est partagée par Olaf Scholtz, le chancelier allemand, qui voit bien que les opinions publiques occidentales sont opposées à l’idée d’un engagement plus important.

Poutine n’est pas indétrônable, il est impératif que l’Occident se prépare à cette éventualité

Dans un article, vous avez écrit que les Occidentaux doivent dès maintenant se préparer à l’éventualité d’un départ du pouvoir de Poutine. Pourquoi ?

Lorsque l’on discute de l’avenir de la Russie, les analyses tendent à surestimer ou à sous-estimer la stabilité du pouvoir de Vladimir Poutine. Par exemple, au moment de la tentative de mutinerie d’Evgueni Prigojine, l’ancien chef de Wagner, de nombreuses personnes s’attendaient à voir la Russie s’écrouler. À l’inverse, une fois la situation stabilisée, la grille de lecture a totalement changé : d’un coup, le narratif était que Vladimir Poutine resterait au pouvoir éternellement.

La réalité est plus nuancée, mais il est certain que Poutine n’est pas indétrônable. Le régime russe n’est pas aussi stable qu’il n’y paraît, parce que c’est un système hiérarchique et dictatorial où tout dépend de Vladimir Poutine, ce qui le prive de toute flexibilité. Cette rigidité le rend extrêmement vulnérable aux chocs externes. Par conséquent, une crise économique ou un revers militaire en Ukraine pourraient sérieusement menacer le maintien au pouvoir de Vladimir Poutine, et il est impératif que l’Occident se prépare à cette éventualité.

Pour le moment, le régime russe semble toutefois relativement stable. Comment expliquez-vous cette stabilité, malgré la guerre, les sanctions…

La Russie a réussi à s’adapter aux sanctions internationales en renforçant ses liens avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord. Ces nouveaux partenariats l’aident à contourner les sanctions, et donc à conserver ses revenus issus du pétrole et du gaz. Ils offrent également un soutien militaire dans la guerre contre l’Ukraine. En particulier l’Iran, qui livre de nombreux drones.

En ce qui concerne l’économie russe, elle ne se porte pas trop mal. D’abord parce qu’elle est encore basée sur les revenus du pétrole, les sanctions, comme je viens de l’expliquer, ayant été contournées. Mais surtout, elle a été transformée en économie de guerre extrêmement centralisée, presque entièrement tournée vers l’approvisionnement militaire. De nombreux Russes sont employés dans des entreprises d’Etat tournées vers un seul et même objectif : gagner la guerre en Ukraine. Mais lorsque la guerre se terminera, l’économie russe n’a en réalité aucun avantage compétitif, en raison de sa dépendance excessive envers les secteurs pétrolier et militaire.

On entend souvent que Poutine bénéficie d’un soutien de la société russe, comment est-ce que cela se manifeste concrètement ? Comment pouvez-vous le mesurer, en tant que chercheuse ?

La Russie étant une société dictatoriale, il est difficile de se baser sur les sondages d’opinion, car les gens répondent en fonction des attentes du pouvoir. Cependant, malgré cela, on trouve des résultats intéressants.

Par exemple, si une majorité de Russes dit soutenir la guerre, leur enthousiasme diminue largement lorsqu’on leur demande s’ils seraient prêts à aller combattre. De plus, une analyse statistique du résultat des élections présidentielles de mars dernier indique un niveau de falsification et de fraude sans précédent. Cela relativise le niveau réel du soutien de la population à Vladimir Poutine et révèle une apathie notable au sein de la société russe.

C’est pour cette raison qu’une révolution qui viendrait “du bas” me semble peu probable. En revanche, un changement de pouvoir pourrait venir d’un coup d’Etat orchestré par les élites russes qui, dans un moment d’instabilité, seraient amenées à remettre en question la capacité de Poutine à diriger le pays correctement.

Si Vladimir Poutine était amené à quitter le pouvoir, quels seraient les scénarios probables ?

Dans le papier que j’ai rédigé avec Maria Snegovaya, nous envisageons plusieurs scénarios. Le premier est le scénario de la radicalisation. C’est celui que les Occidentaux redoutent le plus, car succéderait à Vladimir Poutine un leader encore plus radical et irrationnel, très anti-occidental, qui serait prêt à aller jusqu’à l’utilisation de l’arme nucléaire. Un tel leader émergerait vraisemblablement des services de sécurité russes. Je pense par exemple à quelqu’un comme Nikolaï Patrouchev, proche de Poutine, secrétaire du Conseil de sécurité russe, connu pour ses nombreuses diatribes à l’égard de l’Occident.

Heureusement, ce scénario nous semble peu probable. L’histoire montre que lorsqu’un dirigeant russe “radical” comme Poutine est en place, son successeur tend à être plus modéré. C’est pour cette raison que nous pensons que le scénario le plus probable est ce qu’on appelle le “scénario du retranchement”. Il se caractérise par la “continuation” du système poutinien sans Poutine, avec un leader moins messianique que Poutine au sujet de la guerre. Sa priorité serait de préserver la stabilité du régime russe, en se concentrant sur l’amélioration de la situation économique, l’assouplissement de la répression politique et la réduction des tensions internationales.

En somme, ce serait un scénario à la Khrouchtchev, du nom du successeur de Staline en 1953 qui avait engagé la déstalinisation de l’U.R.S.S.

Selon vous, la sécurité de l’Amérique dépend en grande partie de la capacité de l’Ukraine à tenir. L’aide militaire et économique américaine de 61 milliards de dollars va-t-elle dans le bon sens ?

Les dirigeants européens doivent reconnaître qu’ils ne peuvent pas uniquement compter sur le soutien américain

Absolument. Sans cette aide, nous aurions assisté à des percées russes majeures cet été. Mais il reste que le retard de six mois dans l’octroi de cette aide a déjà eu des répercussions visibles : l’armée russe a progressé et il sera difficile de renverser cette situation.

Les tergiversations des Etats-Unis ont aussi exposé les failles du soutien européen. L’Europe dispose certes d’une grande puissance financière, mais elle n’a pas l’équipement militaire ni la base industrielle de défense nécessaire pour se substituer totalement à l’aide militaire américaine. Les dirigeants européens doivent donc prendre les évènements de ces derniers mois comme un avertissement, en reconnaissant qu’ils ne peuvent pas uniquement compter sur le soutien américain. Ils doivent construire leur propre industrie de défense.

Alors que les élections américaines approchent, êtes-vous préoccupée par la continuité de cette aide ? Quelles seraient les conséquences de l’arrivée au pouvoir de Trump ?

Je suis inquiète, car l’aide votée ne dure qu’un an. Or, en novembre vont se tenir les élections présidentielles américaines. Donald Trump pourrait être élu, ou alors nous pourrions avoir un Congrès avec une majorité républicaine qui serait contre le soutien à l’Ukraine…

L’aide européenne est plus conséquente et plus engageante, mais pour le moment il s’agit davantage d’une aide financière, alors que l’Ukraine a surtout besoin d’un soutien militaire.

Dans une récente interview, Donald Trump a réaffirmé sa volonté que l’Europe remplisse sa part du marché et paye sa juste part. Mais les Européens devraient se méfier de la parole de Trump, il ne faut pas qu’ils croient que s’ils dépensent 2 % de leur PIB pour la défense, comme l’exigent les règles de l’Otan, cela garantira le soutien de l’Amérique sous Trump. C’est quelqu’un qui pense en termes de transaction, il ne croit pas aux alliances.

L’Europe doit donc se préparer au pire des scénarios, à savoir que Trump arrête son soutien militaire à l’Ukraine et remette en question la participation américaine à l’Otan.

Vladimir Poutine pourrait s’attaquer à la Moldavie

De la pérennité du soutien à l’Ukraine dépend également, écrivez-vous, le futur et la sécurité de pays comme la Moldavie, la Géorgie…

Tout à fait, c’est un risque que l’on ne doit pas sous-estimer. Pendant longtemps, les Occidentaux se sont dit que l’armée russe avait été tellement affaiblie par la guerre en Ukraine qu’elle ne serait pas en mesure de se lancer dans un autre conflit, au moins pendant les cinq à dix prochaines années.

Aujourd’hui, nous constatons qu’avec l’aide de la Chine, de l’Iran et de la Corée du Nord, la Russie a été en mesure de reconstituer son armée beaucoup plus rapidement que prévu. Si on se retrouve dans une situation ou l’Ukraine ne reçoit plus de soutien de la part de l’Europe et des Etats-Unis, alors Vladimir Poutine pourrait par exemple s’attaquer à la Moldavie.

Est-ce pour cette raison que la présidente moldave a récemment déclaré que l’UE devrait élaborer un “Plan Marshall” pour la Moldavie et l’Ukraine ?

Exactement. La Moldavie sait pertinemment qu’elle pourrait être la prochaine sur la liste si l’Ukraine devait tomber. En faisant référence au plan Marshall (prêts accordés en 1948 par les Etats-Unis aux pays européens touchés par les combats de la Seconde Guerre mondiale ; NDLR), elle dit quelque chose d’important. Même si l’Ukraine gagne la guerre, elle restera dépendante d’une aide extérieure pour assurer la reconstruction de son économie et de ses infrastructures.

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