Lieutenant-colonel Matisek : “Les menaces nucléaires de Poutine ne sont que des bobards”

Lieutenant-colonel Matisek : “Les menaces nucléaires de Poutine ne sont que des bobards”

Mercredi 24 avril, les Etats-Unis adoptaient un plan d’aide colossal en soutien à Kiev – ce qui n’avait pas été fait depuis un an et demi. Une décision applaudie par de nombreux officiels, à l’instar de la cheffe de la diplomatie allemande, Annalena Barbock, qui a salué un “jour d’optimisme pour la sécurité de l’Ukraine et de l’Europe”, ou encore Charles Michel, président du Conseil européen, selon lequel Washington “envoie un message clair au Kremlin”.

Mais pour le lieutenant-colonel américain Jahara Matisek, professeur militaire et chercheur au European Resilience Initiative Center, si cette décision va dans le bon sens, les Européens ne peuvent “continuer à compter sur un pays comme les Etats-Unis, dont la politique intérieure est instable et dont l’agenda est, de toute évidence, d’abord tourné vers ses propres intérêts, pour [se] protéger”.

Auprès de L’Express, Jahara Matisek explique pourquoi il sera, selon lui, nécessaire d’envoyer des troupes européennes en Ukraine. Quitte à risquer l’escalade voire pousser Vladimir Poutine à appuyer sur le bouton ? Le lieutenant-colonel propose une stratégie qui permettrait, selon lui, “de rassurer l’opinion publique, mais aussi d’alléger le fardeau logistique de la partie ukrainienne, tout en montrant à la Russie que [les forces européennes] ne cherchent pas l’escalade”. Entretien.

L’Express : Après des mois de blocage, le Congrès américain a adopté un plan d’aide colossal de 61 milliards de dollars pour soutenir Kiev. Est-ce une bonne nouvelle ?

Jahara Matisek : En tout cas, cela va dans le bon sens. Evidemment, pendant que les Etats-Unis tergiversaient ces derniers mois, les forces russes en ont profité pour intensifier leurs attaques contre les Ukrainiens. C’est un fait : de nombreuses vies ont été perdues du côté ukrainien, faute de moyens suffisants pour se défendre. Mais il faut voir le côté positif. Le plan d’aide américain comprend des missiles ATACMS à longue portée (jusqu’à 300 km), qui aideront grandement l’Ukraine. Je pense donc que nous avons le droit d’être optimistes pour les Ukrainiens cette année.

Cela étant, nous ne devons pas nous reposer sur nos lauriers : sur les 61 milliards de dollars promis par les Etats-Unis, seule une petite partie ira directement à l’Ukraine. Par exemple, environ 23 milliards de dollars sont destinés à la reconstitution des stocks militaires américains. Au total, l’aide directe à la sécurité de l’Ukraine s’élève à environ 15,8 milliards de dollars… Cette contribution des Etats-Unis permettra donc de combler les lacunes, mais ça ne durera pas longtemps.

L’Europe va devoir repartir en guerre, que cela nous plaise ou non.

Le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, a d’ailleurs affirmé, après sa rencontre avec Donald Trump le 10 mars que si ce dernier était réélu, il ne “donnerait pas un centime” à l’Ukraine. Faut-il s’en inquiéter ?

Oui, et c’est l’une des raisons pour lesquelles je pense qu’il est temps que les pays européens commencent à jouer leur rôle, c’est-à-dire joindre le geste à la parole en envoyant des troupes en Ukraine. Cette guerre ne se terminera pas avec quelques livraisons de missiles supplémentaires ou quelques millions d’obus d’artillerie. Il s’agit d’un conflit à long terme qui nécessite une augmentation majeure de la base industrielle de défense dans toute l’Europe.

Les enjeux ne sont pas seulement matériels, mais aussi symboliques. Cette guerre se déroule dans l’arrière-cour de l’Europe : les pays européens ne peuvent accepter que les Etats-Unis soient les seuls à donner des gages. Il est indispensable que l’Europe s’implique davantage pour signifier à Poutine qu’en attaquant l’Ukraine, il a attaqué l’Europe, et donc franchi une ligne rouge. En ce sens, le fait que les Britanniques aient annoncé qu’ils allaient augmenter leurs dépenses de défense est un bon signe. D’un point de vue stratégique, c’est la bonne chose à faire. D’une certaine manière, ils montrent clairement qu’ils sont conscients que cette guerre les concerne. C’est un fait : l’Europe va devoir repartir en guerre, que cela nous plaise ou non.

Reste que, pour l’heure, peu de leaders européens ont clairement exprimé leur volonté d’envoyer des troupes. Et la sortie d’Emmanuel Macron concernant l’envoi de soldats occidentaux en Ukraine, à savoir que “rien ne doit être exclu”, a suscité de vives réactions. L’Allemagne et les Etats-Unis s’opposant par exemple à l’envoi de troupes.

C’est là tout le problème ! Il n’est plus temps de jouer la carte de la prudence. Pour l’instant, la Finlande, la Pologne, d’une certaine manière la France, les pays baltes et les Britanniques semblent enclins à prendre cette direction, mais ce n’est pas suffisant. Nous devons agir. Et quand je dis agir, je veux dire ouvrir le débat, comme l’a fait Emmanuel Macron, qui a été le premier à en parler ouvertement, et à juste titre.

Soyons clairs : je ne pense pas que la France envisage réellement d’envoyer des troupes à court terme, mais il fallait briser ce tabou et surtout mesurer les réactions de l’Occident et de Moscou à la possibilité d’une implication directe. Je pense que c’était une manière habile de dire à ses alliés occidentaux et aux pays de l’Otan “faites plus, ou au moins aidez-nous à faire plus”. En adoptant une telle position, Emmanuel Macron a ouvert la voie à des pays qui voudraient s’impliquer davantage, mais qui ne veulent pas être considérés comme les “premiers” à le faire. Au contraire, c’était un geste très stratégique de sa part.

L’opinion publique des pays européens ne risque-t-elle pas de freiner une éventuelle implication directe ?

Si on ne leur dit pas la vérité – que la Russie ne s’arrêtera pas à l’Ukraine et que la seule chose qui puisse l’arrêter est une force militaire robuste pour la dissuader – c’est possible. Mais soyons réalistes : vous, les Européens, ne pouvez pas continuer à compter sur un pays comme les Etats-Unis, dont la politique intérieure est instable et dont l’agenda est, de toute évidence, d’abord tourné vers ses propres intérêts, pour vous protéger. En macroéconomie, on parle de choisir entre “le beurre et les canons” pour désigner la place accordée par un pays à ses différents postes de dépenses. En termes de PIB, les pays européens ont souvent opté pour le beurre, c’est-à-dire les dépenses civiles plutôt que celles dédiées à la défense. À l’inverse, les Etats-Unis misent tout sur leur armée au détriment de leur système de protection sociale. Un rééquilibrage s’impose. La sécurité de l’Europe est en jeu – et c’est cette difficile conversation que les dirigeants des capitales européennes doivent avoir avec leurs citoyens.

La dernière chose à faire est de mettre un drapeau de l’Otan sur une intervention au nom de l’Ukraine.

L’idée que la Russie pourrait ne pas s’arrêter aux portes de l’Ukraine est régulièrement évoquée par les dirigeants et la presse. Malgré cela, de nombreux sondages montrent une réticence persistante à l’envoi de troupes en Ukraine, notamment en France.

Si l’Union européenne envoyait une mission en Ukraine, elle ne serait pas plus dangereuse que celles déployées en Somalie, au Kosovo ou dans d’autres régions d’Afrique. Pourtant, l’opinion publique n’est pas aussi préoccupée par cette question que par celle de l’Ukraine. La seule différence est que la Russie possède des armes nucléaires et a menacé de les utiliser. Ce que les opinions publiques doivent surmonter, c’est cette peur que propage la Russie dans les sociétés occidentales – qui consiste à susciter la crainte qu’elle n’attaque la première avec des armes nucléaires si les capitales occidentales ne se plient pas à ses exigences. Pour ce faire, nous devons donc répondre aux questions suivantes : à quoi ressemblerait une guerre directe avec la Russie ? Impliquerait-elle des armes nucléaires ?

Et que répondriez-vous ?

Des forces d’opérations spéciales de plusieurs pays occidentaux se trouvent déjà en Ukraine. Et Poutine n’a toujours pas appuyé sur le bouton rouge. De plus, ces dernières années, la Russie a souvent menacé des pays comme la Roumanie, la Pologne, la Suède, ou le Royaume-Uni, sans que rien ne se passe. Dernier point, mais non des moindres : Poutine ne peut tout simplement pas se permettre d’ouvrir de nouveaux fronts contre d’autres pays européens, faute de ressources humaines et matérielles. En clair, les menaces nucléaires de Poutine ne sont que des bobards. Pourtant, nous semblons constamment nous autoconvaincre de la probabilité de ce scénario, alors que nous devrions au contraire nous en défaire pour amener Poutine à repenser les coûts et les risques de sa guerre contre l’Ukraine.

Les menaces d’escalade face à l’aide des Occidentaux semblent pourtant bien réelles. En cas d’intervention directe européenne, n’y aurait-il pas tout de même un risque conséquent d’escalade du conflit ?

Les forces européennes pourraient parfaitement effectuer une mission non combattante. Cela permettrait non seulement de rassurer l’opinion publique, mais aussi d’alléger le fardeau logistique de la partie ukrainienne, tout en montrant à la Russie qu’elles ne cherchent pas l’escalade. En fait, ce qui se passe déjà sur le terrain s’en rapproche beaucoup. Les véhicules ukrainiens sont envoyés dans des pays européens tels que l’Allemagne et la Pologne pour y être réparés. Mais pourquoi ne pas le faire localement ? Cela ferait gagner du temps à tout le monde. Et même si les troupes européennes faisaient plus que cela, en s’impliquant directement dans les combats, cela pourrait rester à un niveau strictement défensif – prêter main forte à l’Ukraine à l’ouest du Dniepr, par exemple, ce qui n’impliquerait pas nécessairement des victimes, mais plutôt l’abattage de missiles et de drones lancés par voie aérienne. Ainsi, la Russie n’accuserait pas les alliés de l’Ukraine de tuer ses soldats ou ses pilotes !

Autre possibilité : les forces européennes pourraient aussi effectuer des patrouilles pour sécuriser certaines zones stratégiques et s’assurer que les frontières de l’Ukraine sont bien gardées. Cela permettrait d’économiser les ressources humaines ukrainiennes, de sauvegarder certains points chauds (comme les infrastructures essentielles à l’économie ukrainienne) tels que les centrales nucléaires et les barrages, et de réduire les risques d’extension du front le long des frontières.

Vous ne mentionnez pas l’Otan… Ne pourrait-elle jouer un rôle dans cette implication directe que vous préconisez ?

Non, car la propagande de Poutine repose en grande partie sur l’idée d’un agenda expansionniste caché de la part de l’Otan et d’une politique téléguidée par les États-Unis. La dernière chose à faire est donc de mettre un drapeau de l’Otan sur une intervention au nom de l’Ukraine. D’ailleurs, si vous consultez le site web de l’organisation, celle-ci précise clairement qu’elle n’est pas impliquée dans cette guerre et qu’elle ne fait que fournir une assistance non létale à l’Ukraine. La symbolique est essentielle en temps de guerre : elle conditionne l’escalade avant même qu’un coup de feu ne soit tiré. Envoyer des troupes européennes renverserait le narratif propagandiste de la Russie.

Le 26 avril, la Russie a affirmé avoir frappé un train transportant des armements occidentaux. N’est-ce pas là le signe que la Russie est déterminée à ne pas laisser l’Occident s’impliquer davantage dans cette guerre ?

L’attaque visait des armements occidentaux chargés dans des trains à l’intérieur de l’Ukraine, ce que les capitales occidentales ont anticipé, car toute l’Ukraine peut être prise pour cible par la Russie. Il est parfaitement logique que la Russie s’en prenne aux voies d’approvisionnement, tout comme l’Ukraine s’est attaquée à la logistique russe. En revanche, il est plus intéressant de noter que la Russie a employé deux espions en Allemagne qui préparaient des attaques de sabotage contre des installations américaines et allemandes [NDLR : le parquet fédéral allemand a annoncé jeudi 18 avril que deux Russes soupçonnés d’être des espions et d’avoir planifié des actes de sabotages avaient été arrêtés]. Si l’on considère que les sondages réalisés auprès des citoyens occidentaux montrent peu d’intérêt pour l’envoi de forces en Ukraine, il faut se demander comment le citoyen moyen pourrait réagir à un attentat de sabotage russe contre une base militaire occidentale ou une entreprise produisant des armements et des munitions.

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