L’Inria “en péril” ? Tensions et défiance chez le futur stratège français du numérique

L’Inria “en péril” ? Tensions et défiance chez le futur stratège français du numérique

A lire les mots employés, il s’agirait d’ores et déjà d’un succès. Selon un rapport publié ce jeudi 7 mars par le Hcéres, Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, l’Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria) serait en bonne voie pour défendre la France contre les périls numériques. Cyberattaques, intelligences artificielles, numérisation des services publics, capacités de calcul… L’exécutif tente depuis des années de faire de l’établissement public son bras armé sur le front des nouvelles technologies. Il lui demande désormais de conseiller la puissance publique ainsi que d’orienter l’activité scientifique, en plus des missions purement scientifiques.

Une bonne nouvelle ? En apparence, uniquement. Les sourires étaient pour le moins crispés, au siège du Hcéres à l’annonce de ce bilan, prononcé à l’occasion de la fin du contrat qui unit l’institution à l’État. Car si ces nouvelles missions sont considérées comme cruciales, elles suscitent de vives tensions dans les différents bataillons de l’organisme, qui se décline en unités de recherche rattachées aux universités. Signe de l’électricité ambiante, l’année dernière, pas moins de deux pétitions soutenues par plus d’un tiers des chercheurs permanents ont circulé pour “sauver” l’institut, qui serait proche du “péril”, selon les syndicats.

Les conclusions du Hcéres ont donc été doubles. Oui, le rapport fait état d’une prise en main “remarquable” de ce destin forcé par l’Inria, qui a notamment recruté et constitué des équipes dédiées. Mais il souligne en même temps un profond malaise : “Une partie des personnels des équipes reste sur une position de réserve, voire de défiance”, constatent les experts scientifiques et industriels mandatés. L’instance recommande à la direction de “renforcer l’accompagnement du changement”, et “d’approfondir le dialogue social”, “en prenant en compte les différentes analyses”.

Une transformation brutale

En somme, tendre la main aux voix divergentes. Sous quelles modalités ? Ni les experts, ni Bruno Sportisse, le président-directeur général d’Inria, ne le disent. Les syndicats accusent ce dernier, mathématicien et ancien conseiller ministériel d’Emmanuel Macron, de dicter les transformations, à la façon d’un “préfet à ses fonctionnaires”, sans concertation. Ce que réfute l’intéressé, citant de nombreuses réunions avec le personnel. “Les choix stratégiques de cette ampleur sont clivants par nature. Les oppositions et les inquiétudes sont normales. L’important, c’est d’être transparent, et de discuter”, confie-t-il à L’Express.

L’appréciation du Hcéres a beau donner des gages aux critiques, elle est en réalité jugée bien “polissée” par une partie des fonctionnaires de l’établissement, et jusqu’au sein du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, au regard des nombreuses frictions qui se sont étalées par voie de presse ces derniers mois. “Ça fait trente ans que je suis à l’Inria, c’est la première fois qu’une fronde interne est aussi grave. Il y eut des oppositions, mais jamais de cette envergure”, indique Laetitia Grimaldi, secrétaire générale Sgen-CFDT.

Loin d’être isolée, la crise actuelle pourrait donner le ton quant à l’avenir de la réforme de la recherche souhaitée par Emmanuel Macron. Car ce nouveau rôle d’avant-poste dans les guerres scientifiques que se mènent puissances et acteurs privés, les autres organismes français, comme le CNRS, l’Inserm, le CEA ou le Cnes, vont aussi devoir l’endosser, en fonction de leurs thématiques de prédilection (respectivement la transition écologique, la santé, l’énergie, le spatial). C’est une des recommandations du rapport Gillet sur la simplification de la recherche, adopté cet été par le gouvernement.

Réarmer la science française

Actée depuis décembre 2023, cette transformation en “agence de programme” doit permettre de “réarmer” la science française, selon le langage élyséen. L’objectif : faire de ces institutions des “stratèges” scientifiques, là où l’Etat est souvent à la traîne, et fluidifier le milieu. Mais ses contours restent trop flous, jugent, entre autres, les syndicats de l’Inria. Leur crainte : que la réforme n’aggrave la désorganisation de la recherche. Dans l’établissement comme dans les autres structures, les procédures et les comités s’empilent déjà les uns sur les autres.

Dans le cas de l’Inria, c’est précisément ce millefeuille administratif qui a nourri les frictions. Le rapport du Hcéres constate en effet une “effervescence désordonnée” et un manque de personnel de coordination. Une navigation à l’aveugle, propice aux inquiétudes : “On ne sait pas qui fait quoi”, regrette Jean Chambaz, rapporteur et ancien président d’université. Comment, alors, ne pas se marcher sur les pieds, à la fois en interne mais également entre les différentes structures de recherche ? Les experts du Hcéres écrivent noir sur blanc que les échanges avec le CNRS se sont détériorés à cause des réorganisations.

Les organismes de recherche n’ont que dix-huit mois pour mettre en place la réforme, ordre du président de la république. L’urgence a aussi accentué les difficultés. “On fonce, malgré les incertitudes”, illustre Julien Diaz, élu FSU. Et si l’idée de s’appuyer davantage sur la science pour gouverner flatte, un goût d’improvisation constante se fait sentir. “Comment va s’articuler ce nouveau rôle, alors que le ministère et l’Agence nationale de recherche ont des prérogatives similaires ? On ne sait pas ce que recouvrent toutes ces belles promesses”, déplore Christine Leininger, représentante CGT.

Faire plus, avec moins ?

A l’Inria, comme au CNRS ou à l’Inserm, on s’inquiète aussi de devoir faire toujours plus avec encore moins. Car si l’Etat affiche sa volonté de muscler les organismes de recherche, il vient dans le même temps de leur délester 900 millions d’euros, pour faire les économies demandées par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire. Avant ce régime forcé, le budget de l’INRIA avait bien été augmenté. Il est désormais “14 % supérieur à 2017”, souligne ainsi le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui promet de “rester au rendez-vous pour accompagner l’Institut” dans sa transformation. Les montants compensent pourtant à peine l’inflation.

Pas de quoi rassasier les nouveaux appétits de l’établissement, estiment ainsi de concert, le Hcérès et une majorité d’élus de l’établissement. Quant aux financements de France 2030, le plan de relance destiné à développer les “technologies d’avenir” ? De simple encas, bien garnis il est vrai, mais les besoins de la recherche s’inscrivent sur le long terme, rétorque Jean Chambaz : “Sans pérennisation des budgets, il y aura des difficultés à ce que les orientations soient mises en œuvre de manière efficace”, a-t-il ainsi prévenu ce jeudi, en s’adressant, cette fois-ci, directement à l’exécutif.

La France de la pandémie doit à l’INRIA l’application Tous anti-Covid, ou encore des programmes d’algorithmes pour les services publics (RegalIA). Des tâches cruciales, pourtant financées par l’établissement lui-même et non par les commanditaires de ces outils. Un état de fait qui agace certains de ses scientifiques alors qu’en parallèle, un autre volet de la réforme poussée par l’Elysée les incite à multiplier les contrats avec le privé pour se financer. L’Inria, bon élève, en a passé 10 depuis 2018. L’avantage ? Contrairement à la puissance publique, les entreprises, elles, finissent par payer.

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