Livres : Hisham Matar, son grand roman sur l’exil et l’amitié

Livres : Hisham Matar, son grand roman sur l’exil et l’amitié

Janvier 2024, St. James Square, Londres. Hisham Matar pointe du doigt le n°5, là où siégeait jadis l’ambassade libyenne, mais pas question de s’approcher de trop près. Superstition ? Délicatesse envers les onze blessés qui tombèrent sous les balles des mitraillettes de trois agents du colonel Mouammar Kadhafi ? Sans parler de la jeune policière, Yvonne Fletcher, qui mourut ce jour-là… C’était le 17 avril 1984, le pouvoir libyen réprimait ainsi dans le sang une manifestation d’exilés réclamant la démocratie.

Le romancier anglo-libyen Hisham Matar n’était pas présent, bien sûr. Il avait alors 13 ans et vivait au Caire, auprès de son père, Jaballa Matar, farouche opposant au régime, mais quelques-uns des blessés étaient des intimes de sa famille et l’événement a durablement ébranlé la communauté libyenne. Il en fait aujourd’hui l’acmé de son superbe roman, Mes amis, 488 pages à la structure impeccable et au style d’une élégance suprême, qui racontent la force de l’amitié, la dureté de l’exil, les impondérables du destin et l’agonie d’un pays qui, de la dictature de Kadhafi (1969-2011) au chaos de l’après-Printemps arabe, n’aura connu que violence et corruption.

Fait peu commun, Mes amis a paru simultanément en France et dans les pays anglo-saxons. Et tout est allé très vite. Alors que l’on retrouve Hisham, les titres les plus prestigieux – le New York Times, le Financial Times, The Bookseller, The Guardian, etc. – l’ont d’ores et déjà encensé, et ses confrères, Colm Toibin, Claire Messud, Elif Shafak, Juan Gabriel Vasquez, Priscilla Morris ne se sont pas fait prier pour saluer son grand art. Une moisson justifiée pour l’auteur de La terre qui les sépare, prix Pulitzer 2017, bouleversant récit-enquête de son retour en Libye en 2012 (après vingt-six ans d’exil londonien) sur les traces de son père, kidnappé en 1990 par les services secrets au Caire puis incarcéré à Tripoli dans la prison d’Abou Salim et disparu depuis lors… “J’avais 19 ans, nous confie Hisham, l’âge auquel on se rebelle généralement contre son père, mais comment s’opposer à un disparu ? Aussi, suis-je devenu très vite adulte, aujourd’hui, mon père est non plus face à moi mais à côté de moi.” Son fantôme aussi, que l’on voit apparaître dans Mes amis sous les traits d’un protecteur…

Ce roman sur l’amitié entre trois hommes sur fond de révolution, Hisham Matar l’a mûri depuis très longtemps, dès 2002-2003, au cours d’un long séjour à Paris en compagnie de sa femme, une photographe américaine, alors qu’il peaufinait sa première fiction, Au pays des hommes, finaliste du Booker Prize 2007. D’où peut-être, la sérénité, impressionnante, de cet architecte de formation qui sait, sans forfanterie aucune, avoir bâti une fiction charpentée avec ses allers-retours dans le temps, son solide soubassement politique et son ballet d’émotions.

Khaled, le narrateur, fils d’un proviseur (et “historien clandestin”), de Benghazi a débarqué à l’université d’Edimbourg en 1983. Entraîné par son ami Mustafa, il se rend à Londres pour participer, sans grande conviction, à la fameuse manifestation. Le voilà durement blessé à la poitrine. Soins intensifs, changement de vie. Le jeune Moyen-oriental vit maintenant dans la peur, peur des mouchards libyens qui pullulent en Angleterre, alors foyer de l’intelligentsia arabe en exil, crainte de voir ses parents persécutés par le régime – aussi leur envoie-t-il des nouvelles mensongères (le courrier est ouvert) et rassurantes.

En 1995, alors qu’il accompagne une copine, architecte libanaise, partie se faire opérer du cœur à Paris, il tombe par hasard sur Hossam Zowa, écrivain énigmatique, dont il a entendu une nouvelle en 1980 sur les ondes de la BBC News Arabic. Ce sera lui, le troisième ami, après les méfiances d’usage entre réfugiés. Les années passent, les aventures amoureuses se succèdent, Khaled se sent de moins en moins arabe et de plus en plus anglais. Arrive le Printemps de 2011. Contre toute attente, Mustafa et Hossam s’engagent auprès des révolutionnaires du 17 février, “Khaled le Réticent”, lui, tergiverse. Et c’est à la télévision qu’il verra ses amis ferrer Kadhafi à Syrte. A 54 ans, Hisham Mafar aurait-il fait sien le précepte d’Aristote, “Le sage poursuit l’absence de douleur et non le plaisir.” ? Réponse de l’auteur, dans un grand sourire : “J’essaie, c’est un “work in progress””. Un travail en cours qui semble bien avancé.

Mes amis, par Hisham Matar, trad. de l’anglais par David Fauquemberg. Gallimard, 496 p., 23,50 €.

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