Livres : nos sept incontournables de ce mois de mars

Livres : nos sept incontournables de ce mois de mars

Le Royaume enchanté

Par Russell Banks, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan

Actes Sud, 502 P., 23,50 €.

Ultime roman de Russell Banks, Le Royaume enchanté est paru outre-Atlantique quelques mois avant la disparition de ce géant des lettres en janvier 2023, à 82 ans. Il clôt une œuvre magistrale sur une note très différente d’Oh Canada (2022), qui avait tout d’un récit autobiographique (en filigrane) et testamentaire. Le Royaume enchanté s’intéresse à une page d’histoire méconnue des Etats-Unis, et plus particulièrement de la Floride, Etat où Banks résida de longues années. Son narrateur est un certain Harley Mann, septuagénaire ayant fait fortune dans l’immobilier qui décide de confier son parcours à un magnétophone en 1971. Mann relate ses jeunes années de misère, au sein d’une communauté d’obédience communiste, les Ruskinites, puis sur une plantation de Géorgie encore régie par les lois de l’esclavage, avant d’atterrir dans la communauté Shaker de la Nouvelle-Béthanie.

C’est là, véritablement, que tout commence, sous la direction de l’Ainé John, dont l’ingéniosité a porté à des niveaux de prospérité inégalée cette collectivité religieuse issue du protestantisme, qui proscrit notamment les rapports sexuels entre ses membres. Harley Mann n’en fait pas mystère : il est celui qui est à l’origine de sa chute. Dans une langue sensorielle, abondante en détails, il raconte sa rencontre avec la jolie Sadie Pratt, pensionnaire des lieux à la santé chancelante, et comment tout s’enclencha pour aboutir à la catastrophe. Comme dans d’autres de ses romans (American Darling), Russell Banks décortique les ressorts qui conduisent une utopie au désastre, et livre une parabole lumineuse du destin des Etats-Unis à travers le sort de cette communauté dont les terres finirent par être absorbées par Disney World. Bertrand Bouard

Poussière blonde

Par Tatiana de Rosnay.

Albin Michel, 320 p., 21,90 €.

Quand Tatiana de Rosnay s’attaque à Marilyn Monroe

Eté 1960, Reno. Pauline est une fille-mère de 21 ans, engrossée par le séduisant et cynique Kenndall Spencer, directeur adjoint de l’hôtel phare de la cité, le Mapes Hotel, qui lui a trouvé un travail dans son établissement, au poste le plus bas de l’échelle, celui de femme de ménage des toilettes pour dames. On l’appelle la Frenchie – née à Paris, elle a débarqué ici à l’âge de sept ans avec sa mère qui a épousé un GI mécanicien originaire de cette ville du Nevada connu pour ses divorces hâtifs – elle est jeune et jolie et courbe gentiment l’échine. Mais une rencontre va radicalement changer la vie de Pauline, dont le rêve professionnel, devenir vétérinaire équin, a été brisé par l’arrivée de sa petite fille, Lily. Un beau jour, en effet, on lui demande d’aller nettoyer la suite 614. Elle s’acquitte de sa tâche, effrayée par le “foutoir” (composé, entre autres, de bouteilles d’alcool vides et de flacons de pilules) qui y règne, et tombe sur une femme hagarde, aux cheveux ébouriffés, aux yeux rougis et au teint blafard, une certaine Mrs Miller. Elle ne la reconnaît pas, mais il s’agit bien évidemment de Marilyn Monroe, venue tourner sous la direction de John Huston ce qui sera son dernier film, Les Désaxés, l’adaptation mythique des Misfits d’Arthur Miller, son mari, avec lequel les relations sont des plus houleuses.

Auprès d’elle, Clark Gable, Montgomery Clift, Eli Wallach…, mais, ici, c’est la garde rapprochée de la blonde star que l’on suit, Paula Strasberg, sa professeur d’art dramatique, Raph, son masseur, Agnes Flamagan, sa coiffeuse, Whitey, son maquilleur, May Reis, sa secrétaire.. A l’instar de Marilyn, ils se sont tous pris d’amitié pour Pauline, qui intègre quasiment “la joyeuse clique”, notamment lors d’une soirée mémorable et avinée. Mais Marilyn, “aussi mélancolique et perturbée que la Roslyn des Désaxés”, ne l’est pas souvent, joyeuse. Tout le propos de Tatiana de Rosnay est là, justement : nous montrer, à travers le regard de Pauline, le terrible mal-être de celle qui mourra deux ans plus tard, dans sa maison de Brentwood, à l’âge de 36 ans (par surdose involontaire de barbituriques, une option choisie par l’auteure). Elle s’y emploie avec dextérité dans cet attachant roman grand public. Marianne Payot

Que le meilleur gagne

Par Jorn Lier Horst et Thomas Enger, Trad. du norvégien par Marie-Caroline Aubert

Gallimard, 514 P., 21 €.

L’un est un ancien inspecteur de police (Jorn Lier Horst), l’autre, un journaliste d’investigation (Thomas Enger). Tous deux sont norvégiens, auteurs de polar et ont pris un malin plaisir à entremêler leurs expertises respectives pour tisser les fils d’une intrigue particulièrement retorse. L’histoire débute par la disparition d’une athlète norvégienne de premier plan, Sonja Nordstrom, dont une sulfureuse autobiographie est sur le point d’être publiée. L’inspecteur Blix et ses équipiers s’interrogent, circonspects, lorsque le téléphone de la sportive borne le lendemain dans une tombe (vide) d’un cimetière, avant que le corps d’un footballeur danois lui aussi disparu ne soit découvert en pleine campagne, dans une barque de la résidence secondaire de… Sonja Nordstrom. Tortueux ? Tout ça n’est qu’un début !

Que le meilleur gagne joue avec les codes du polar scandinave avec virtuosité. On y retrouve la précision chirurgicale du déroulé de l’enquête, la sophistication machiavélique d’un criminel qui a toujours un coup d’avance sur la police (et plusieurs sur le lecteur), et les investigations en parallèle de la presse, sous la forme ici de la jeune blogueuse Emma, liée à Blix par un fait divers tragique. Les personnages sont consistants, la narration haletante sans que les rebondissements ne versent dans l’improbable ou le glauque, et le tout brosse le portrait d’une société malade du culte de la célébrité, à travers, notamment, des détours récurrents par une émission de téléréalité moins anodine qu’il n’y paraît. B. B.

Python

Par Nathalie Azoulai.

P. O. L., 236 p., 20 €.

L’immersion d’une romancière dans le monde du codage

Faut croire que sa résidence d’écrivains à la Villa Kujoyama, à Kyoto, a joué les élixirs de jouvence. L’auteure de Titus n’aimait pas Bérénice, prix Médicis 2015, grande traductrice de l’anglais, aime les défis. En l’occurrence, celui, saugrenu (pour le commun des mortels, s’entend), de se familiariser avec le codage, soit cette suite ininterrompue de chiffres et de lettres constituant un langage programmateur. Au départ, c’est surtout un codeur qui a intrigué la narratrice cinquantenaire de son roman, romancière comme elle : Boris, le fils de l’un de ses amis, qui, casque sur la tête, semble tout à fait imperméable à son entourage. Comment un jeune homme peut-il passer sa vie à coder ? Quelles satisfactions, voire quel plaisir, peut-il en tirer ? Perplexe, la narratrice enquête sur cette troisième révolution graphique, apprend que les codeurs seraient vingt millions dans le monde et souhaite, à son tour, entrer dans la ronde, au grand dam de sa famille qui se gausse de ses maladresses face à un ordinateur.

Et Nathalie Azoulai de nous plonger dans le monde du codage et de Python (la méthode préconisée par Boris)… A sa manière, bien sûr, en néophyte lettrée et en pédagogue tâtonneuse, citant aussi bien Michon, Kafka, Proust, Descartes, Perec que Guido van Rossum, le créateur de Python, Mark Zuckerberg ou encore Xavier Niel, le fondateur de l’école 42. Sa narratrice se choisit, en cachette, une professeure, Chloé, la vingtaine sérieuse, qui lui enseigne les bribes de l’encodage Unicode, lui révèle que, le plus petit oubli pénalisant toute une ligne, l’entraide est au cœur du système, avant de jeter l’éponge devant le laborieux apprentissage de son élève. Elle enchaîne alors les profs, autant de geeks qui complètent son immersion. On flotte parfois dans une espèce d’état d’apesanteur, mais on sort ragaillardi de ce Python lorsque la narratrice assiste à l’échec de ChatGPT d’écrire un roman digne de ce nom. M. P.

Descente

Par Lou Berney, Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Souad Degachi et Maxime Shelledy

Harper Collins, 324 P., 22,50 €.

En matière d’antihéros, difficile de faire mieux (ou pire) que le personnage principal de Descente. La petite vingtaine, Hardly (un surnom) vivote dans une bourgade américaine entre un job dans un parc d’attractions de seconde zone et des soirées à fumer des joints devant les rediffusions de The Office. Ajoutons une enfance chaotique, passée par une famille d’accueil après le décès de sa mère lorsqu’il avait neuf ans. Un jour qu’il se rend au centre des impôts pour demander le report d’une énième contravention, il est stupéfait par la vision de deux jeunes enfants, une fille et un garçon, assis sur un banc, le regard vide, semblables à des statues. Et, il en est convaincu, les corps portant les traces de brûlures de cigarette. Après avoir tenté en vain de convaincre les services d’aide à l’enfance de s’intéresser au sort des bambins, Hardly refuse de jeter l’éponge. Et commence à mener sa propre enquête.

Le choix d’un tel narrateur confère au récit un réalisme irréfutable : le lecteur embarque à ses côtés, pas qu’un peu inquiet lorsque le détective improvisé remonte la piste du père des enfants, un avocat puissant entouré d’une cohorte de personnages patibulaires. Armé de son opiniâtreté, d’un certain bon sens et épaulé par un trio improbable (une jeune fille gothique cynique, un collègue plein d’enthousiasme mais guère sujet aux fulgurances intellectuelles, une ancienne enquêtrice aussi perspicace que séduisante), Hardly s’embarque dans son combat fort inégal, qui est aussi un manifeste de survie spirituelle dans une Amérique délabrée, où l’amoralité et l’indifférence règnent en maître. B. B.

La Longue-vue

Par Elizabeth Jane Howard, trad. De l’anglais par Leïla Colombier.

La Table ronde, coll. Quai Voltaire, 464., 24 €.

Par l’auteure de la saga des Cazalet

Ça a commencé comme un miracle et ça s’est terminé en apothéose. Imaginez, nous étions en plein confinement, et une Britannique inconnue (de ce côté-ci de la Manche) perçait dans notre palmarès des fictions avec un roman-fleuve, Etés anglais, plus de trente ans après sa parution au Royaume-Uni. Publié le 12 mars 2020 par les éditions de La Table ronde (coll. Quai Voltaire), le tome I de la saga des Cazalet signée Elizabeth Jane Howard (1923-2014), chronique familiale pleine d’esprit dans la haute bourgeoisie britannique, ravit bien des lecteurs. A tel point que les cinq volets de ce monde à la Downton Abbey, courant de 1937 à l’après-guerre, et de 1956 à 1958, comptabilisent à cette heure quelque 750 000 exemplaires vendus toutes éditions confondues. On retrouve aujourd’hui cette femme de tempérament, qui traversa les guerres et les mariages à marche forcée (un temps belle-mère de Martin Amis), avec son 2e roman, publié à Londres en 1956 (elle en écrivit une quinzaine avant sa saga), La Longue-vue.

Jane, comme l’appelaient ses proches, ne quitte pas ce monde de “la haute” qu’elle connaissait si bien, mais elle s’attarde cette fois-ci, toujours avec la même irrévérence et le même anticonformisme, sur la destinée d’une femme, Mrs Antonia Fleming, en usant d’une structure originale, totalement à rebours. Lorsque s’ouvre le roman, nous sommes en septembre 1950, à Londres, alors que Mrs Fleming et son mari reçoivent pour fêter les fiançailles de leur fils. Un désastre que la vie sentimentale de cette famille. A 43 ans, Mrs Fleming se sent plus seule que jamais, et ses enfants ne semblent guère plus heureux. Au 2e chapitre, nous sommes à Saint-Tropez, en 1937, Mr Fleming part cavaler à Paris en compagnie de sa maîtresse. Puis, nous voilà en 1927, lors de la lune de miel à Paris, et enfin en 1926… Vive la reine Jane ! M. P.

Rue du Havre

Par Paul Guimard.

L’Echappée, 154 p., 15 €.

Puisse la lecture de ce Rue du Havre sortir Paul Guimard (1921-2004) du purgatoire littéraire ! C’est ce que souhaite avec raison Blandine de Caunes dans la superbe préface de ce roman écrit par son beau-père, le mari de Benoîte Groult. Elle nous raconte avec verve la genèse de ce 2e roman que Paul Guimard (futur conseillé culturel de François Mitterrand) remania complètement sur les conseils de son ami Roger Nimier et qui décrochera le prix Interallié en 1957. L’ironie et hasard, deux constantes dans l’œuvre de l’écrivain, des Choses de la vie à L’Ironie du sort en passant par Les Faux Frères, sont encore une fois présents ici, nous prévient Blandine de Caunes. Et en effet !

Comment faire pour que François et de Catherine se rencontrent alors qu’ils débarquent, comme des milliers d’autres voyageurs, à onze minutes d’intervalle chaque matin à la gare Saint-Lazare. C’est l’idée fixe de Julien Legris, la soixantaine solitaire, ancien combattant vendeur de billets de la Loterie nationale au 6 de la rue du Havre, qui scrute le flot ininterrompu des voyageurs sortant de la gare Saint-Lazare. Et qui est persuadé que ces deux-là, que l’on va apprendre à connaître, sont faits l’un pour l’autre. Paul Guimard joue de ses personnages avec art, l’œil acéré et dupe de rien, ni des mirages de l’hyperconsommation, ni des folies du 7e art. C’est tout à la fois pertinent et impertinent, et, finalement, plein d’humanité. M. P.

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