Macron au Salon de l’agriculture, les coulisses du chaos : “Les gens qui gueulent ont un projet politique”

Macron au Salon de l’agriculture, les coulisses du chaos : “Les gens qui gueulent ont un projet politique”

Ça court, ça hurle, ça cogne et se bouscule, ça trébuche devant les regards placides des bovins qui ruminent. Samedi 24 février, dans le pavillon numéro un, à peine huit heures et déjà les hommes du président cèdent, bien qu’aidés par quelques policiers et les services de sécurité. Une foule d’agriculteurs en colère ont réussi à forcer les portes du parc des expositions de la porte de Versailles et fondent vers l’entrée officielle, là où Emmanuel Macron est attendu. Dans l’indéfinissable cohue, un groupe s’effondre sur une chèvre terrorisée dans son petit enclos. Son éleveuse, larmes aux yeux, hurle pour qu’on la libère. “Macron, on est venu te dire bonjour !”, hurle un éleveur au bonnet jaune de la Coordination rurale, l’un des syndicats les plus vindicatifs, poing en l’air. Un blessé est évacué par les forces de l’ordre arrivées entre-temps, des CRS et des gendarmes mobiles en nombre. Ils interpellent quelques fauteurs de troubles pour les enfermer dans un cabanon en bois, dont on bloque l’entrée avec une cargaison de palettes.

Ainsi a démarré la soixantième édition du Salon de l’agriculture, dans un déchaînement de violences “jamais vu” de mémoire d’organisateur. À l’étage, dans une salle à l’abri des regards où il petit-déjeune avec les représentants des syndicats agricoles, le président de la République n’a aucune idée de la confusion qui règne ici-bas, comme coupé du monde. Il espère calmer le jeu après deux jours d’extrêmes tensions entre l’Élysée et les agriculteurs, marqués par l’idée d’un “grand débat” où même les Soulèvements de la terre, organisation écologique réputée pour ses actions violentes, avaient été conviés. Une insulte aux yeux des syndicats, dont la très puissante FNSEA qui offre une fin de non-recevoir. Voilà le grand débat – méthode que le chef de l’Élysée apprécie tout particulièrement quand il doit se sortir d’une impasse – mort-né. “Je démens totalement cette information. Totalement. Je n’ai jamais songé à lancer une telle invitation, s’emportera le président un peu plus tard devant les journalistes. Toute cette histoire m’a mis en colère à un point que vous ne pouvez pas imaginer.”

Téléréalité

Comment se raccrocher aux branches ? Emmanuel Macron, pris au piège : quitter si tôt le Salon serait un aveu d’échec, mais y déambuler et se prendre des œufs sur la tête, sinon pire, serait tout aussi fatal. Autour de la table du petit-déjeuner avec les caciques des syndicats, des discussions vives, selon un des participants, qui bousculent un Emmanuel Macron qui griffonnent les plaintes sur des fiches. Il n’est pas venu les mains vides, mais “pas avec des promesses magiques non plus”, prévient-il avant de marteler une mesure déjà annoncée par son Premier ministre Gabriel Attal : la reconnaissance de l’agriculture comme intérêt fondamental de la nation. Pas de quoi convaincre les agriculteurs. Alors, il dégaine de sa besace les “prix planchers”, une idée déjà proposée par la gauche à l’Assemblée nationale mais retoquée par sa majorité et que son ministre de l’Agriculture jugeait pourtant “démagogique” un mois auparavant. Ces “prix planchers” seront fondés sur les indicateurs de coût de production de chaque filière (volaille, lait, viande bovine, etc.) et devront permettre aux agriculteurs de vivre de leurs productions, mais l’Europe, terre de concurrences agricoles exacerbées, pourrait ne pas voir cette nouvelle clause d’un bon œil.

Ce n’est qu’au moment de quitter le salon vitré du petit-déjeuner qu’Emmanuel Macron prend connaissance de l’état d’extrême tension qui règne un peu plus bas. Il est dix heures, et le Salon aurait dû ouvrir ses portes il y a déjà une heure. Dans les travées du pavillon 1, sous l’œil inquiet du préfet de police Laurent Nunez, des compagnies de CRS et de gendarmes mobiles parviennent tant bien que mal à maintenir les agriculteurs en colère à distance. On déplace des bovins de leurs enclos pour que les gendarmes, toujours plus nombreux, se positionnent. Le hall, où la vache normande Oreillette, égérie du salon, patiente dans son pourpris de bois avec ses camarades, s’est transformé en forteresse dont personne ne sort ni ne rentre. À l’intérieur, des exposants, les forces de l’ordre et des journalistes. Une téléréalité dont il n’a guère la maîtrise. À l’extérieur, sur l’avenue, près de 22 000 personnes s’impatientent. Le directeur du Salon, Arnaud Lemoine, confie sa tristesse à ses pairs, et murmure à l’oreille de Laurent Nunez qu’une déambulation présidentielle dans de telles conditions serait “une mauvaise idée”. Le risque est grand, le préfet de police le sait et en informe Emmanuel Macron qui compte bien rester sur place et ne montrer aucun signe de faiblesse. Se faire siffler et huer ne lui fait pas peur. “Ça m’est égal”, plastronne-t-il devant les journalistes.

Catharsis

Dos au mur, Emmanuel Macron improvise au grand dam de ses conseillers qui peinent à suivre la marche. Le président veut être seul en scène. Les syndicats ne voulaient pas de son grand débat ? Ils l’auront tout de même ! Qu’on lui amène une délégation d’agriculteurs grognards de toutes obédiences syndicales, ceux prêts à en découdre, en face-à-face. Sûr de lui, il est convaincu de pouvoir les mettre dans sa poche, les retourner comme les maires l’ont été au moment du grand débat national au temps des gilets jaunes. Il ne lui faut que du temps, au moins deux heures de discussions à bâtons rompus. Et qu’importe si l’on retarde l’inauguration du Salon. Les chaînes d’information en continuent se branchent en direct et retransmettent l’échange, musclé. Les agriculteurs ne sont pas les maires, coupent la parole du président à coup de “chut, je suis en train de parler”. Suicides, normes, bien-être animal, Europe, Ukraine… Tous les sujets y passent. “J’ai failli passer à l’acte au mois d’août parce que je ne gagne pas un centime, fulmine un éleveur de volailles, la voix noyée d’émotion. C’est ma femme qui me fait vivre et j’ai un gosse de quinze ans. Vous croyez que ça me fait plaisir de monter au Salon et d’être là ?” Il brandit devant le visage du chef de l’Etat son téléphone qui affiche son compte bancaire dans le rouge.

“J’ai broyé des chardons mais pas à la bonne époque, et j’ai pris 28 000 euros d’amendes, vous trouvez ça normal ?”, s’égosille l’un. Un autre, le doigt pointé vers le président, martèle : “On ne veut pas d’aides ! On ne veut pas d’aides ! On veut un prix rémunérateur !” Emmanuel Macron encaisse les coups mais ne les rend pas. Il a fait tomber la veste, a remonté ses bras de chemise… Il veut en passer par là. “Il cherche à se faire cogner pour mieux s’en sortir. C’est cathartique pour les agriculteurs”, traduit un conseiller.

La tension ne retombera pas au fil de la journée, et Emmanuel Macron, sous les huées et les sifflets, finira par inaugurer le Salon, avec plusieurs heures de retard. Partout où il passera, des cohortes d’agriculteurs, chauffés à blanc, le suivront. “Il faut sauver le Salon. Les gens qui gueulent là, ils ont un projet politique, les mecs peuvent continuer, je sais d’où ça vient”, torpille-t-il dans un message à peine déguisé au Rassemblement national. Lui n’a qu’un objectif : passer le plus de temps sur place et croit ainsi montrer qu’il ne craint pas d’être chahuté. En 2019, il était resté près de quatorze heures et trente minutes au milieu des vaches. “Je suis de votre côté, avec vous, tout le temps”, répète-t-il aux paysans pendant le débat. Perchée sur une chaise, sa photographe officielle ajuste un luminaire pour l’orienter vers le visage du président encerclé. Clic clac.

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