“Mélange des genres”, “conflit d’intérêts”… A l’AMF, une présidente qui ne cesse de diviser

“Mélange des genres”, “conflit d’intérêts”… A l’AMF, une présidente qui ne cesse de diviser

Rendre des comptes, justifier son parcours, motiver ses choix stratégiques. Marie-Anne Barbat-Layani se prête sans relâche à l’exercice depuis sa désignation par le chef de l’Etat à la présidence de l’Autorité des marchés financiers (AMF), à l’automne 2022. Sans se départir de sa placidité, elle fustige auprès de L’Express les esprits chagrins qui connaissent mal l’AMF et lui cherchent querelle. Le CV de cette quinqua aux cheveux d’or et au regard clair impressionne, autant qu’il questionne. La première moitié de sa carrière se déroule au Trésor, à Bercy, puis à la Fédération nationale du Crédit agricole. Elle rejoint ensuite le cabinet de François Fillon, alors Premier ministre. Après un passage à l’Inspection générale des finances, elle officie de 2014 à 2019 comme directrice générale de la Fédération bancaire française. Puis renoue avec Bercy. Des allers-retours entre sphère publique et secteur privé peu commentés. Jusqu’à ce que cette énarque, promotion Léon Gambetta, se positionne pour succéder à Robert Ophèle, le patron de l’AMF. Mandat de cinq ans, non renouvelable. L’idée fait grincer des dents. Députés et sénateurs des commissions des finances l’auditionnent, et ne manquent pas de mettre sur le gril l’ex-lobbyiste bancaire. “Mélange des genres”, “conflit d’intérêts”… Leur inquiétude porte sur sa capacité à garantir son indépendance. Vis-à-vis de l’industrie de la finance, dont elle a défendu les positions plusieurs années durant. Mais aussi à l’égard du pouvoir : son époux, Stéphane Layani, patron des halles de Rungis, compte parmi les proches d’Emmanuel Macron.

La candidate pare les coups. Sur une trentaine d’années de carrière, elle en a dédié les deux tiers au public. Face aux circonspects, elle plaide la collégialité des décisions prises par le gendarme de la Bourse, la faculté de se déporter d’un dossier en cas de conflit d’intérêts, l’obligation de rendre compte au Parlement. Sa nomination est finalement validée, malgré 28 votes “contre”.

“Une trop grande proximité rend le travail impossible”

Pour certains, la pilule a du mal à passer. Le vent de la polémique se transforme en tempête le 25 octobre 2022, soufflée par un membre du collège de l’AMF. Thierry Philipponnat annonce sur LinkedIn sa démission du principal organe de décision de l’institution, auquel il appartenait depuis 2013. Chaque mot est pesé – lettres capitales comprises – pour arriver à cette conclusion : “De mon point de vue, les conditions ne sont plus aujourd’hui réunies pour que l’Autorité des Marchés Financiers fonctionne effectivement comme une Autorité Administrative Indépendante.” Pas destiné au grand public, le post cumulera un nombre étonnant de 650 000 vues.

Un an et demi plus tard, revenu à l’ONG Finance Watch qu’il avait cofondée en 2011, Thierry Philipponnat n’en démord pas. “Je ne suis pas dans le procès d’intention : la perception est très importante. Lorsqu’une décision est prise par l’AMF, le camp des mécontents, inévitable, ne doit pas pouvoir laisser planer une suspicion, comme ce fut le cas l’an dernier au sujet du prix de l’OPA [NDLR : offre publique d’achat] sur EDF, avec une décision jugée par certains favorable à l’Etat. On ne peut pas demander à quelqu’un dont le métier était de promouvoir le secteur financier d’avoir la rigueur nécessaire pour sanctionner ces acteurs le jour où cela s’impose. Une trop grande proximité rend le travail impossible.” Pour l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, la tendance est plus générale. “Un article de recherche d’Ariell Reshef et Prachi Mishra avait démontré qu’un tiers des gouverneurs des banques centrales de la planète étaient issus du secteur financier, proportion en forte hausse depuis les années 1970, et que ceux-là étaient plus enclins à déréguler.”

A l’AMF, la controverse est une première. “Habituellement, on nomme des personnalités indépendantes, des fonctionnaires issus des grands corps”, note Philippe Brun. Le député socialiste y voit un problème plus profond de “collusion entre Bercy et l’industrie de la finance. Tout le monde ne peut pas devenir directeur du Trésor, alors les reconversions sont naturelles : à 40 ans, on quitte le ministère pour intégrer une banque.”

Professeur de droit et membre de la commission des sanctions de l’AMF, Sophie Schiller s’étonne de ce débat. “Les nominations des membres du collège de l’AMF et de sa présidente sont soumises au contrôle de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Je trouve un peu fort de critiquer celle-ci alors qu’existe un océan d’acteurs privés dont la nomination ne fait l’objet d’aucun contrôle ! Il est heureux qu’au sein des autorités de régulation travaillent des personnes en lien avec le secteur financier. Si l’on ne trouvait que des profs d’histoire de l’art à l’AMF, ce serait un souci”, ironise-t-elle, en référence à des travaux de recherche sur les conflits d’intérêts qui avaient conduit à des castings baroques dans les conseils d’administration américains. “A l’AMF, les règles sont très strictes et les personnes concernées se déportent le cas échéant.”

En retrait du dossier Atos

Dans les faits, Marie-Anne Barbat-Layani s’est écartée d’une poignée de dossiers. Mais pas d’une décision prise à l’encontre de la banque CIC, dénonce Philippe Brun. La présidente avait répliqué en audition : “Cela n’a pas empêché le collège de proposer des sanctions fortes pour des défauts d’organisation.” A l’inverse, pour couper court aux balivernes des forums boursiers en ligne, elle s’est mise en retrait du brûlant dossier Atos, au motif que le premier actionnaire se nomme David Layani, sans aucun lien de parenté avec son époux. “Elle est ultra-prudente !, juge un banquier d’affaires. Rigoureuse, honnête, impartiale… Elle a toutes les qualités du haut fonctionnaire du Trésor typique.” L’estimant “totalement qualifiée pour le poste”, celui-ci regrette juste qu’elle n’ait jamais été… “banquière pour de vrai”. Chacun voit midi à sa porte. Robert Ophèle, relativise les inquiétudes : “Oui, son rôle est important, mais le plus décisif, c’est la qualité des équipes et la collégialité. Aucune décision n’est prise sans délibération du collège.”

L’affaire aurait pu se tasser. Si ce n’est que, depuis, Marie-Anne Barbat-Layani a remis une pièce dans la machine. En janvier dernier, formulant ses vœux au nom de l’AMF, elle émet le souhait “que la place de Paris se maintienne au premier rang” au sein de l’Union européenne et qu’elle “gagne encore en attractivité”, discours tenu ouvertement depuis sa prise de fonction, notamment dans le plan stratégique de l’été 2023. Sur LinkedIn, Maya Atig, la directrice générale de la Fédération bancaire française, applaudit. Et Thierry Philipponnat de dégoupiller une nouvelle fois. “Non, la mission de l’Autorité des marchés financiers n’est pas le développement des affaires”, cingle-t-il.

Un compromis entre protection et attractivité

“C’est un vieux débat”, tempère un autre ancien patron de l’Autorité, Gérard Rameix. “La COB [NDLR : commission des opérations de Bourse], ancêtre de l’AMF, était très centrée sur la protection des épargnants, avec une approche franco-française.” Conservateur à ses débuts, le magistrat à la Cour des comptes a lui-même admis qu’il fallait mettre de l’eau dans son vin. “La régulation financière doit être un compromis entre le jugement le plus juste et le pragmatisme, la nécessité de protéger les épargnants, notamment individuels, et celle d’avoir une place dynamique.” Si l’on suit le raisonnement à l’extrême, le risque d’une place parisienne trop contraignante est d’être désertée par les acteurs de la finance et qu’elle s’atrophie, poussant les épargnants vers des paradis réglementaires où les placements sont aventureux.

Pas de doute, l’engagement de l’AMF en faveur de la compétitivité tricolore entre en résonance avec celui de l’exécutif. Le jour où Londres a claqué la porte de l’Union européenne, Paris a eu le champ libre pour s’imposer comme la nouvelle citadelle financière du continent. Plafonnement des indemnités prud’homales, loi Pacte, flat tax sur les dividendes, “roadshow” du ministre de l’Economie à New York… La France d’Emmanuel Macron n’a pas ménagé ses efforts pour attirer les J. P. Morgan et autres Goldman Sachs. “L’AMF a joué un rôle très important, bien avant mon arrivée d’ailleurs”, rappelle Marie-Anne Barbat-Layani. Post-Brexit, “près de 6 000 emplois à très forte valeur ajoutée ont été créés en Ile-de-France, source de plusieurs milliards d’euros par an de recettes fiscales”, fait-on valoir à Bercy. Ce n’est pas tout. Bruno Le Maire prévoit une nouvelle tournée des institutionnels, avec étapes dans les pays du Golfe. Dans son entourage, on assume tout à fait que l’AMF participe à ce dessein politique. “Nos superviseurs ont un rôle de stabilité financière et de protection des épargnants. Toutefois, ce mandat ne doit pas se faire au détriment de la compétitivité de la place et du financement de l’économie. Marie-Anne Barbat-Layani est indépendante, mais elle porte l’attractivité dans son agenda”, explique-t-on à Bercy. C’est avec ce souci que l’AMF s’est engagée à ne plus “surtransposer” les textes européens, histoire de ne pas en rajouter par rapport à nos voisins.

Pour que Mistral AI se cote à Paris plutôt qu’au Nasdaq

Dans quelques jours, une proposition de loi sur l’attractivité financière sera présentée par le député Renaissance Alexandre Holroyd. Figure, parmi ce pêle-mêle de mesures, l’autorisation d’octroyer à certains actionnaires des droits de vote multiples lors des introductions en Bourse. La question paraît technique, mais elle est fondamentale si l’on veut que nos licornes grandissent en France – en bref, que Mistral AI se cote à Paris, plutôt qu’au Nasdaq. Cette faculté permettrait aux fondateurs de lever des capitaux tout en conservant un poids important dans leur entreprise. Une nouveauté à laquelle ils seraient sensibles, et que l’AMF voit d’un bon œil. Le 19 mars, une autre décision a été prise par l’autorité pour encourager les cotations dans l’Hexagone : celle de supprimer l’obligation de réserver une tranche aux particuliers lors des introductions. Spécificité française, elle ralentissait le processus, un risque que certains émetteurs ne voulaient plus prendre tant les marchés sont volatils. “Une très belle cotation arrive à Paris, d’une société qui avait renoncé à son opération il y a quelques mois, du fait des troubles géopolitiques. Sans ce changement dans le règlement général de l’AMF, elle aurait choisi la Bourse d’Amsterdam”, fait valoir la présidente, qui se défend de vouloir exclure les investisseurs individuels. Mais entend se battre à armes égales avec les autres Bourses.

Infatigable égérie des actionnaires individuels, Colette Neuville martèle que c’est en poursuivant ses trois objectifs statutaires que l’AMF promouvra efficacement la place : veiller à la protection des épargnants, à la bonne information des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés financiers. “On est en droit d’en douter lorsqu’on lit dans le rapport du Haut Conseil du commissariat aux comptes que 20 % des comptes certifiés en 2022 l’ont été sans justificatifs ou sur des bases erronées.” Quant aux naufrages d’Orpea, Casino ou Atos, ils “laissent penser que leurs comptes ne donnaient pas une image fidèle de leur situation financière réelle bien avant qu’elle ne soit révélée au public”, ajoute-t-elle.

Là encore, Sophie Schiller proteste : “Paris reste l’une des places financières qui a la réputation de la plus grande rigueur dans l’application des règles.” Chez Paris Europlace, le lobby de la place financière, on fait aussi la part des choses : “Le superviseur veille à ce que les règles soient appliquées, et sanctionne le cas échéant – soyons clairs, être compétitif ne veut pas dire protéger les fraudeurs, insiste le délégué général Jean-Charles Simon. Mais au moment de produire des règles, il est nécessaire d’analyser les conséquences qu’elles peuvent avoir sur le marché.”

Financer la transition écologique, le numérique, la défense

De toute évidence, la stratégie fonctionne. “Des acteurs comme Bank of America et plus récemment Barclays nous le disent : avoir en face d’eux un régulateur compétent et exigeant a participé à leur décision de venir s’installer à Paris”, affirme la patronne de l’AMF, qui voit dans cette rigueur un vrai facteur d’attractivité. La France continue d’ailleurs de marquer des points, y compris face à l’Allemagne. Lassées des lenteurs de la Bafin, l’autorité locale, une ou deux grandes banques américaines songeraient sérieusement à déménager de Francfort à Paris. Ce patriotisme financier est-il de bon aloi au sein de l’UE ? “On veut attirer des acteurs internationaux à Paris pour qu’ils servent toute l’Europe”, se défend-on à Bercy. Rien d’incompatible, donc, avec les velléités d’unir les marchés de capitaux du continent, un vieux serpent de mer.

Pour Robert Ophèle, c’est là que se joue l’enjeu de compétitivité, d’autant que la réglementation des marchés est devenue essentiellement européenne. “Nous avons besoin de financer des investissements de long terme, dans un ensemble cohérent, sans barrières internes qui sont autant de coûts de frottement dans la mobilité des capitaux et des investissements.” L’AMF milite en ce sens, pour faire face aux défis du financement du numérique, de la transition écologique, de la défense. Quitte, à son échelle, à y laisser quelques plumes. “Il faut accepter de perdre certains pouvoirs et faire confiance à une autorité européenne pour la supervision des grands acteurs européens”, reconnaît Marie-Anne Barbat-Layani. Ses homologues étrangers ne sont pas tous prêts à sacrifier leurs prérogatives sur l’autel de l’union des marchés de capitaux. Mais nager à contre-courant ne semble pas l’effrayer.

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