Mikheïl Saakachvili : “Je suis la seule personne menacée de mort par Poutine qui soit encore en vie”

Mikheïl Saakachvili : “Je suis la seule personne menacée de mort par Poutine qui soit encore en vie”

Il est devenu l’un des symboles du bras de fer engagé entre la Russie et l’Occident. Dans une lettre de 13 pages qu’il nous fait parvenir de sa prison de Tbilissi (Géorgie), Mikhaïl Saakachvili, condamné en octobre 2021 à six ans de prison pour “abus de pouvoir”, considère que le gouvernement pro-russe lui fait payer, sous l’influence de Vladimir Poutine, le rapprochement de son pays avec l’Union européenne. Depuis son lieu de détention, l’ancien président de Géorgie (2004-2013) soutient les manifestations dénonçant le vote, mardi 16 avril, par le Parlement géorgien, d’une loi controversée sur les “agents de l’étranger”, inspirée d’un texte russe visant à réduire au silence les voix d’opposition.

“La Russie a de facto propagé une guerre hybride en imposant cette loi qui fermerait la route de l’Union européenne à la Géorgie”, estime Mikhaïl Saakachvili, qui exhorte ses partisans à se mobiliser “pour défendre la liberté, l’indépendance et l’avenir européen de la Géorgie”. Déterminé à garder cette ancienne république soviétique du Caucase sous sa coupe, le chef du Kremlin n’a jamais pardonné à l’ancien héros de la “révolution des roses” (2003) de s’être dressé contre lui. Aujourd’hui, Mikhaïl Saakachvili estime sa vie menacée.

Message à l’Occident

Et tandis que le Parlement européen réclame sa libération, Volodymyr Zelensky, qui l’avait nommé en 2020, à Kiev, à la tête du Conseil national des réformes, accuse les autorités géorgiennes de le “tuer lentement”, sa santé s’étant dégradée en prison.

Cette prise de parole dans la presse, la première depuis la mort de l’opposant russe Alexeï Navalny, le 16 février 2024 au centre pénitentiaire de Kharp, dans l’Arctique, prend une résonance particulière dans le contexte de la guerre en Ukraine. Convaincu de longue date que Moscou ne s’arrêtera pas là et s’attaquera à la Géorgie ou à la Moldavie, Mikhaïl Saakachvili adresse un message à l’Occident dans ce moment crucial où les troupes ukrainiennes se trouvent en difficulté face à l’envahisseur russe.

La dégradation de son état de santé. “Je me sens encore assez faible. Je souffre d’une neuropathie grave. J’éprouve des difficultés à faire certains mouvements, j’ai des problèmes de mémoire courte. C’est le résultat de l’empoisonnement aux métaux lourds que j’ai subi. Les choses ont été aggravées par le fait que les principales décisions concernant mon traitement n’ont pas été prises par des docteurs en médecine, mais par le service de sécurité, comme l’a dénoncé le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains.”

Dans ce texte écrit depuis sa prison en Géorgie, Mikheïl Saakachvili adresse un message à l’Occident.

Le “prisonnier personnel” de Poutine. “Poutine ne peut pas nous pardonner le fait qu’aux portes de la Russie, nous ayons réussi à mettre en œuvre des réformes radicales qui ont transformé la Géorgie, Etat en faillite, en un pays en développement rapide, sans corruption, avec des institutions fonctionnelles, une faible criminalité et un rapprochement accéléré avec l’Europe [NDLR : l’UE a fini par accorder en décembre à la Géorgie le statut de candidat]. En réalité, nous avons créé une alternative au modèle de Poutine. Il ne pourra pas nous pardonner non plus qu’en 2008, nous ayons réussi à nous dresser contre son agression en empêchant de prendre le contrôle total de la Géorgie [NDLR : Moscou a envahi 20 % du territoire, occupant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud].”

Privé de soleil. “Ma détention se déroule en violation de toutes les lois. Je suis privé de toute communication téléphonique. Je n’ai vu aucun rayon de soleil et je n’ai pas été exposé à l’air frais depuis plus de deux ans. Les députés qui devraient pouvoir me rendre visite sont privés de ce droit et leur action en justice pour obtenir cette possibilité n’est même pas examinée par les tribunaux géorgiens. Je suis extrêmement reconnaissant envers le président Emmanuel Macron qui, à plusieurs reprises, a exhorté publiquement et en privé les autorités géorgiennes à me laisser partir. Le président Zelensky a rappelé, lui, l’ambassadeur d’Ukraine de Tbilissi et a expulsé de facto l’ambassadeur de Géorgie de Kiev. J’ai beaucoup de gratitude aussi envers Bernard-Henri Lévy, qui a lancé une campagne pour ma libération.

Peur de Poutine

Aujourd’hui, ma liberté dépend entièrement du président russe. Comme les services de renseignement ukrainiens et un certain nombre de hauts fonctionnaires d’autres pays l’ont indiqué à mes avocats, Vladimir Poutine a personnellement interdit à l’oligarque russe Bidzina Ivanichvili [NDLR : ancien Premier ministre de Géorgie (2012-2013), proche de l’actuel chef du gouvernement Irakli Garibachvili], qui prend toutes les décisions en Géorgie, de me libérer.

Des centaines de milliers de Géorgiens, plusieurs milliers d’Ukrainiens éminents, le Parlement européen et un certain nombre d’autres législatures et dirigeants européens ont demandé à la présidente de Géorgie, Salomé Zourabichvili, de me libérer, mais je pense qu’elle a physiquement peur de Poutine. L’assemblée du Conseil de l’Europe me décrit d’ailleurs comme “le prisonnier personnel de Poutine”. Cela rend mon sort totalement dépendant de la géopolitique et de la direction que prend la guerre.”

“Danger imminent”. “Ces dernières années, le président russe m’a attaqué à plusieurs reprises. L’année dernière encore, il m’a reproché d’avoir sapé la Communauté des Etats indépendants. Poutine a menacé publiquement à plusieurs reprises de me tuer. Il a également déclaré au président Sarkozy qu’il voulait “me pendre par les couilles”. En fait, je suis la seule personne au monde que Poutine a menacé de tuer et qui soit encore en vie. Considérant que les services secrets russes jouissent d’une totale liberté d’action en Géorgie, on peut facilement penser que je suis en danger imminent.”

Dans ce texte écrit depuis sa prison en Géorgie, Mikheïl Saakachvili parle de Navalny, de Poutine et de sa détention.

Alexeï Navalny, ce héros. “Quand Navalny était encore en vie [NDLR : l’opposant russe est mort le 16 février au centre pénitentiaire de Kharp, dans l’Arctique], Poutine évitait de mentionner son nom, le décrivant plutôt comme le “Saakachvili” de Russie. J’avais été profondément touché par la solidarité de Navalny à mon égard depuis sa cellule de prison, où il avait appelé les autorités géorgiennes à me traiter de manière plus humaine. Navalny est, pour moi, un grand héros de dimension historique.”

Le régime poutinien. “Il ne peut pas être plus dur qu’il ne l’est aujourd’hui. Depuis l’attentat perpétré en Russie [NDLR : le 22 mars dans la salle de concert du Crocus City Hall, à Krasnogorsk, dans la banlieue de Moscou], Poutine accuse l’Ukraine de terrorisme, mais ce n’est qu’une réaction protectrice destinée à justifier son propre échec. Ce régime pourrait s’effondrer soudainement. Il n’y a qu’à voir la façon dont l’élection présidentielle s’est déroulée [NDLR : avec des fraudes massives, selon des médias d’opposition russes]. La tension augmente d’ailleurs clairement au sein de la société russe.”

Le défi de l’Ukraine

Guerre en Ukraine, l’obsession du Kremlin. “Il ne faut pas se tromper. Le principal rêve de Poutine est de faire de Kiev la capitale de la Russie, comme Pierre le Grand, Saint-Pétersbourg. J’ai rencontré Poutine plus de trente fois, j’ai eu de nombreuses heures de conversations avec lui et j’ai toujours été très surpris de voir à quel point il est obsédé par Kiev. Si l’Ukraine n’a pas perdu la guerre au cours des deux premières semaines, elle ne peut plus la perdre aujourd’hui. L’Ukraine relèvera son défi : préserver son indépendance et amener le pays de manière irréversible vers l’Europe. Cela ne pourra pas se faire sans la disparition de ce régime russe impérial et revanchard.”

La question cruciale du soutien américain. “Je connais personnellement Joe Biden et Donald Trump. Celui-ci m’appelait “le meilleur président du monde” et Joe Biden me décrivait comme le “George Washington de Géorgie”. Mais la politisation de l’aide à l’Ukraine l’a transformée en une question partisane et polarisante. Biden a adopté une position très forte par rapport à Poutine, mais, connaissant bien Trump, je peux vous assurer qu’il n’admire pas le “système Poutine” et qu’il ne lui permettra pas de se jouer de lui. Je pense que le programme d’aide à l’Ukraine sera adopté aux Etats-Unis.”

L’envoi de troupes au sol évoqué par Emmanuel Macron. “Si la France envoie 2 000 instructeurs militaires à Kiev et à Odessa, cela renforcera considérablement l’esprit combatif des Ukrainiens et constituera une énorme démotivation pour les Russes. Aujourd’hui, le président Macron assume la fonction de leader du monde libre, laissée vacante par les Américains. Macron est audacieux, courageux, il n’a pas peur d’aller à l’encontre des tendances existantes. Il y a quelque chose de très romantique et de gaulliste dans le Macron d’aujourd’hui.”

Message à l’Occident. “La guerre ne peut se terminer qu’avec la chute totale du régime de Poutine. L’Occident est suffisamment fort pour permettre aux Ukrainiens de terminer le travail. Nous sommes à un moment historique où toute hésitation, toute décision tardive pourrait s’avérer fatale. Plus l’Occident sera collectif et résolu, moins le sang coulera. Davantage d’audace et de courage apporteront la sécurité et la stabilité à long terme. Tout manque de détermination plongera le monde dans une tourmente qui pourrait nous conduire à la fin de la civilisation occidentale telle que nous la connaissons.”

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