Molière aurait-il été pro-Bolloré ? La savoureuse comédie de Gilles Martin-Chauffier

Molière aurait-il été pro-Bolloré ? La savoureuse comédie de Gilles Martin-Chauffier

Vivement la retraite ! C’est ce qu’on se dit en lisant Clause de conscience, le nouveau roman de Gilles Martin-Chauffier. Il a quitté il y a peu son poste de rédacteur en chef à Paris Match, où il était entré en 1980. Il n’a sans doute jamais été aussi libre qu’aujourd’hui, à 69 ans. Après un détour par la Rome antique (Le Dernier Tribun, en 2021) il revient à son genre de prédilection, la satire sociale, et il s’en donne à cœur joie.

Imaginez plutôt : le narrateur de Clause de conscience, Gilles, est lui-même rédac chef à Scoop (clin d’œil à un roman d’Evelyn Waugh), un hebdomadaire qui fait plus que penser à Paris Match. Au début du livre, Gilles se fait forcer la main par Corinne Content, dite Coco Contexte, un clone ubuesque de Mimi Marchand : elle le contraint à écrire un portrait de Clémence Moncœur, la nouvelle actrice qui est censée monter. Gilles et Coco se recroiseront tout au long des 200 pages, jouant au chat et à la souris, se houspillant puis se réconciliant au gré de leurs intérêts. Gilles voit en Coco une “virago”, une “cinglée”, une “punaise qui vendrait du sable aux Saoudiens”. La “mégère passée par la case prison pour terminer comme chez elle à l’Elysée” n’est pas en reste : elle traite Gilles de “pauvre naze” ou plus directement de “sale con”, mais aussi “de petit bourgeois pétochard”, de “petit seigneur léthargique” ou encore de “bon branleur désinvolte de la haute” aux “petits bouquins nuls que personne ne lit”. Ambiance ! Hélas pour Gilles ; il s’attache à Clémence, fille plus surprenante qu’elle n’en a l’air, et, pour continuer de la fréquenter, il doit maintenir de bonnes relations avec la redoutable Coco, mi-imprésario mi-maître-chanteuse ayant à sa botte les paparazzi, le showbiz et une partie de la classe politique…

Clause de conscience ne raconte pas que ce duel (aux réparties souvent tordantes) et un marivaudage chaste entre une actrice prometteuse et un journaliste en fin de carrière. Il est aussi question du chien dans un jeu de quilles : un certain Vincent Bolloré songe à racheter Scoop (comme il l’a fait, en vrai, avec Paris Match). La rédaction est pétrifiée : “Dans les couloirs de Scoop, on se signait en parlant de lui.” Gilles, par esprit de contradiction dandy autant que par solidarité bretonne (il a une résidence secondaire à l’île aux Moines), prend le parti du “corsaire” à “l’éternel sourire de play-boy carnassier aux lèvres” : “Pour un spécimen achevé de capitaliste, je le trouvais très sympathique.”

Une réflexion plus large sur les médias

Plus loin dans le roman, il enfonce le clou de la provocation : “Depuis des mois, je l’attendais comme le Messie.” Deux pages après, enfin, Martin-Chauffier place cette analyse dans la tête d’un autre personnage : “Pour lui, les anciens soixante-huitards bourrés de tolérance creuse rêvent de vivre en dictature ; histoire de déployer un courage dont, en France, ils n’ont jamais pu faire la preuve. Contrairement à leurs affirmations, Bolloré les enchante. Il offre l’occasion d’une dernière lutte. Après avoir adoré Tito, Hô Chi Minh, Castro et Chavez opposés aux despotes capitalistes, ils renfilent le treillis pour barrer la route au nouveau Citizen Kane. De soi-disant rebelles inventent de prétendues menaces pour entrer en résistance sans aucun risque. L’éternelle comédie française.” Ces lignes feront rire jaune ses anciens collègues de Paris Match ainsi que les employés et les auteurs de la maison Grasset, récente acquisition de Bolloré, où le “Messie” n’est pas vraiment en odeur de sainteté…

Il serait injuste de réduire Clause de conscience à une pochade pro-Bolloré. Derrière l’avalanche de bons mots et les caractères parisiens bien croqués (dont un ministre prétendument écologiste et une communicante de crise), Martin-Chauffier livre une réflexion plus large sur les médias. Peut-on le contredire quand il écrit ces mots ? “L’indépendance des journaux ! Je n’ai aucune idée originale sur le sujet. Toute ma carrière, j’ai vu à l’œuvre l’autocensure des journalistes ménageant leurs relations, leurs sources, leurs convictions ou leurs calculs. La censure, elle, je ne l’ai jamais rencontrée.” Il cite ici et là des écrivains (Mme de Sévigné, Oscar Wilde, René Fallet), mais le nom qui revient le plus souvent dans Clause de conscience est celui de Molière. Dans la presse et l’édition, de nombreux comédiens voudraient nous faire prendre un homme d’affaires pour l’Antéchrist – il était temps de dégonfler cette tartufferie.

Clause de conscience, par Gilles Martin-Chauffier. Grasset, 233 p., 20 €. Le Dernier tTribun

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