Mon souvenir des JO : François-Guillaume Lorrain et le bras d’honneur du perchiste Kozakiewicz

Mon souvenir des JO : François-Guillaume Lorrain et le bras d’honneur du perchiste Kozakiewicz

“Nous étions le mercredi 30 juillet. Et le mercredi, mon père rentrait du travail assez tard pour que je me risque à allumer la télévision. Un œil sur l’écran, un autre sur la rampe qui menait au garage, je me suis mis à suivre la compétition que j’avais prise en route. Vigneron était déjà dans les choux, Bellot ne tenait plus qu’à un fil et Houvion était à l’agonie. En revanche, il y avait un frisé qui semblait bien s’amuser. Koza quelque chose. Au début, je n’ai pas compris son nom, mais comme le commentateur l’a répété en s’emmêlant dans les “k” et les “z”, il a fini par me rentrer dans la tête. Kozakiewicz. Avec un nom pareil, j’ai pensé qu’il était russe. Puis j’ai entendu les sifflets du public. Non, il n’était pas russe. Il a cessé de sourire et il s’est mis à défier du regard tous ces “Popov” – c’est mon père qui les appelait des “Popov” – comme pour leur dire, allez-y, sifflez-moi, je m’en fiche comme de ma première perche, parce que je suis un ange qui vole, un ange polonais, et dans la hiérarchie des anges, les Polonais sont au-dessus des Russes.

Mais il n’est pas devenu tout de suite un ange. Quand il s’est mis à courir sous la bronca, sa longue perche tendue devant lui, j’ai cru voir un chevalier qui s’en va transpercer l’ennemi de sa lance. Puis il y a eu le butoir : elle s’est fichée dedans, s’est tordue et l’élévation a débuté. Un mètre. Deux mètres. Trois mètres. Quatre mètres. Cinq mètres… Il n’en finissait pas de monter. Il s’est enroulé autour de la barre comme un serpent, l’a frôlée de son corps, une vraie caresse, et après s’être remis à l’endroit, il est resté un moment suspendu dans les airs, les bras écartés. Un ange en lévitation – s’il avait été Russe, j’aurais dit un cosmonaute en gravitation. Un pur moment de grâce. Une apparition dans le ciel. Mais le miracle n’a pas duré, il a bien fallu redescendre vers le matelas, rebondir dessus comme sur un trampoline, et c’est là qu’il a eu ce geste des bras.

J’ai pensé qu’il voulait juste exhiber ses muscles – comme Monsieur Propre dans la publicité à la télé – pour montrer qu’il était le plus fort, que c’était à la force de ses biceps qu’il avait passé cette barre. Mais non, son bras droit a formé un angle droit avec le bras gauche, ils se sont encastrés l’un dans l’autre, ce qui a donné ce qu’à dix ans, je savais déjà nommer : un bras d’honneur. Le ralenti a dissipé tous les doutes.

J’ai remarqué le regard noir que le sauteur habillé en rouge, un vrai Popov celui-là, du nom de Volkov, a lancé à Koza quand il a franchi la barre suivante. Il en a franchi une autre encore, si bien qu’il a fini par battre le record du monde. Houvion, très fair-play, est venu le féliciter. Bien sûr, j’étais déçu pour lui et pour les autres Français. Mais ils avaient été battus par plus fort qu’eux, par un athlète qui venait de battre aussi 70 000 personnes. Tout seul avec sa perche, son short et sa volonté, il leur avait dit d’aller se faire foutre. […]

Un vrai Stakhanov du bras

Bien plus tard, après sa mort, j’ai commencé à m’intéresser à ce geste. À mes yeux, il n’était que la réaction spontanée d’un homme qui n’avait pas supporté le manque de sportivité du public. C’est à ce public seulement qu’il avait fait un bras d’honneur, non à l’URSS.

Mais tout le monde n’était pas de cet avis. Très vite, on s’était mis à parler politique. L’ambassadeur de Russie en Pologne avait exigé que sa médaille lui soit retirée. La Fédération polonaise d’athlétisme était bien embarrassée. Car l’URSS était le grand frère. Kozakiewicz avait eu un spasme musculaire, a‐t‐elle répondu. Et quand Koza a été de retour en Pologne, où le mouvement Solidarnośc prenait son envol, on l’arrêtait dans la rue pour qu’il refasse son bras d’honneur. Et il le refaisait. Il en faisait à la chaîne, il était devenu un vrai Stakhanov du bras. Ce qui comptait désormais, c’était moins sa victoire que ce défi lancé à Moscou. […]

ll avait fini par croire ce que les gens lui disaient, qu’il était le héros de tout un peuple, d’une époque, d’un monde libre, que son geste valait bien celui des Noirs américains sur le podium de Mexico. Or, je l’ai revu, en 1980, il était simplement heureux d’avoir réussi à faire taire ceux qui le sifflaient.

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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