Mon souvenir des JO : Paul Fournel et le coup de trop du pentathlonien suédois Hans-Gunnar

Mon souvenir des JO : Paul Fournel et le coup de trop du pentathlonien suédois Hans-Gunnar

“Je me souviens du pentathlon moderne de Mexico. Pourquoi me suis-je intéressé, en cet automne 1968, à Hans‐Gunnar Liljenwall ? Nous sortions d’un printemps agité, je préparais un concours difficile qui avait été repoussé à novembre et, pour m’accorder de petites récrés, je suivais les JO de Mexico‐City. […]

Je n’ai aucune passion pour le pentathlon moderne, cette série de cinq épreuves inventées par le baron de Coubertin lui-même, sur un mode vaguement militaire et qui combine l’escrime, la natation, l’équitation, le tir au pistolet et la course à pied, tout cela dans un ordre et selon des contraintes qui n’ont pas cessé de changer. Je le suivais pourtant, comme je suivais le reste.

Hans‐Gunnar, le Suédois, était un pentathlonien modeste mais expérimenté qui avait déjà participé aux JO et qui était un membre solide de sa délégation, en individuel comme par équipe. J’imagine le choc qu’a été son arrivée à Mexico en provenance de sa paisible petite bourgade de Jönköping. La chaleur, le bruit, l’altitude, l’énormité de la mégalopole, l’atmosphère si particulière, faite d’agitation frénétique et d’immobilité quasi minérale : des gens qui courent en tous sens et d’autres qui attendent interminablement, leur visage indien fermé, leur regard perdu loin du monde.

Pour se détendre avant l’épreuve de tir au pistolet, Hans‐Gunnar a eu l’idée de flâner un moment, loin des autres et des épreuves à venir, sur le Zócalo, cette place immense qui sert de cœur à la ville. Il flâne sans autre but que celui de ne penser à rien et de se concentrer en secret. Il aurait dû prendre un chapeau, il transpire et il sent la brûlure du soleil sur son crâne. […]

Il s’essuie le front et la nuque. Il lui reste deux heures avant l’épreuve de tir et il tremble. Il tend le bras pour voir et il voit. Jamais il ne pourra tenir son arme. Il n’aura même pas la force de la soulever. Pourra‐t‐il seulement abaisser la paupière gauche pour viser de l’œil droit ? À l’instant, il en doute. Il voudrait un avion pour rentrer, pour aller dans son lit, pour dormir, pour oublier l’athlète qu’il a été […] Il avise un hôtel dont la double porte est ouverte sur un trou noir qui lui semble un havre. Il entre et se laisse tomber dans le premier fauteuil. Il voudrait s’y enfoncer encore davantage et disparaître pour toujours entre les coussins de vieux cuir fatigué. Il tremble maintenant de la tête aux pieds et ferme les yeux pour ne plus rien voir. Un frisson le parcourt. Il a presque froid dans l’ombre fraîche.

Un garçon s’approche et le tire de sa léthargie. – Signor ? Machinalement il répond : cerveza. On lui apporte une bière froide et, dès la première gorgée, il se sent mieux. Il retrouve un goût habituel qui le rassure. Il finit le reste de son verre d’un trait et se redresse. Cela va aller. Le coup de stress est passé. Il va redevenir ce qu’il est. Le garçon lui apporte une deuxième bière qu’il boit lentement, reconstruisant mentalement tous les gestes qu’il va devoir faire, révisant ses routines, rassemblant toute son énergie mentale et tout son potentiel physique. Il tend le bras qui ne tremble plus. Il va pouvoir tirer comme il sait tirer. Peut-être mieux même, se promet-il. Il va pouvoir remonter le pistolet au bout de son bras jusqu’à sa ligne de mire et presser la détente entre deux battements apaisés de son cœur. Il regarde sa montre. Il a juste le temps de regagner sa base, et de rejoindre son équipe pour aller sur le pas de tir. Il y va au bon rythme. […]

Il tire bien. Ses équipiers aussi. S’ils restent à ce niveau, ils sont en course pour une médaille. Il sait maintenant que jusqu’au bout il ne perdra plus sa concentration, il fera ses assauts d’épée, il nagera, il dominera son cheval inconnu et il ira jusqu’au bout des 2 500 mètres de la course à pied. C’est sa vocation olympique et il est prêt pour cette gloire-là. L’épreuve est longue et, lorsqu’elle se termine enfin, il ressent un coup la chaleur. Un bénévole en uniforme signé des anneaux olympiques les entraîne tous vers un bâtiment où des médecins les attendent. Ils doivent uriner pour des nouveaux contrôles organisés pour la première fois cette année, une cinquantaine de tests par jour, pour les six premiers dans certaines épreuves seulement. Il s’isole et se bénit d’avoir bu ces deux bières, sinon avec la chaleur ambiante il n’aurait pas grand-chose à pisser.

Lorsque la chose est faite, il retrouve son équipe et ils repartent ensemble préparer leur épreuve d’escrime du lendemain matin. Dans la suite des épreuves, la dynamique de l’équipe reste bonne. Tout n’est pas parfait parce que le cheval de Hans‐Gunnar se montre un peu rétif, mais le résultat d’ensemble est là. Ce ne sera pas de l’or, ce ne sera pas de l’argent, mais du bronze dont tout le monde se réjouit au terme des épuisants 2 500 derniers mètres. On se serre un peu sur le podium, on fait mine de mordre dans la médaille, on sourit pour les flashs, on téléphone à la famille et on se prépare à suivre le spectacle des Jeux dans les tribunes du stade. Et du spectacle, Tommie Smith et John Carlos allaient s’occuper d’en donner avec leurs deux poings gantés de noir levés vers le ciel !

C’est pendant une des épreuves d’athlétisme que le chef de la délégation suédoise vint apprendre à Hans‐ Gunnar qu’il était attendu chez les officiels du CIO. Il se rendit séance tenante dans un bureau où on lui annonça qu’il avait été testé positif au contrôle anti‐ dopage. On lui montra des analyses selon lesquelles il avait des traces d’alcool dans ses urines. Mes deux bières, pensa‐t‐il aussitôt.

On lui signifia qu’il était donc disqualifié et que sa disqualification entraînait celle de ses équipiers, et qu’en conséquence la délégation suédoise de pentathlon moderne devait rendre sa médaille de bronze. Il tomba des nues. Mortifié plus encore pour ses camarades que pour lui-même […] “

Quand 27 écrivains se remémorent leur JO favori

Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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