Multiculturalisme au Royaume-Uni : la face cachée d’un modèle à bout de souffle

Multiculturalisme au Royaume-Uni : la face cachée d’un modèle à bout de souffle

“Premier dirigeant noir d’Europe !” C’est ainsi libellée que la nomination du travailliste Vaughan Gething au poste de Premier ministre du Pays de Galles a fait la Une des journaux outre-Manche en mars dernier. Ce jeune quinquagénaire né en Zambie, d’un père vétérinaire gallois et d’une mère zambienne éleveuse de poulets, a donc remplacé Mark Drakeford à la tête d’une des quatre nations qui composent le Royaume-Uni. Il vient compléter le tableau décidément divers des leaders britanniques, puisque son homologue écossais – jusqu’à sa très récente démission – n’était autre qu’Humza Yousaf, musulman pratiquant né de parents indo-pakistanais.

Avec Rishi Sunak, le premier dirigeant britannique à avoir prêté serment sur le Bhagavad Gita, texte sacré de l’hindouisme, ils sont la vitrine du multiculturalisme britannique triomphant. Seule la Première ministre d’Irlande du Nord, Michelle O’Neill, ne vient pas d’une minorité dite visible. Et pourtant, on pourrait facilement arguer que l’arrivée au pouvoir de la première catholique et leader du Sinn Fein en Irlande du Nord depuis la partition de l’Irlande en 1921, constitue une évolution bien plus profonde qu’un simple changement de couleur de peau à la tête du gouvernement. Mais voilà, le multiculturalisme britannique repose principalement sur la visibilité de la diversité. C’est sa force – et sa faiblesse.

Kaléïdoscope ethnique

Du haut d’un bus à impériale, les rues de Londres ont toujours paru au visiteur de passage comme un merveilleux mélange de couleurs, un kaléidoscope attirant où chacun porte costume traditionnel et accessoires religieux et tous semblent cohabiter en bonne intelligence et dans la plus grande tolérance. Les policiers britanniques d’origine Sikh arborant de hauts turbans maintiennent l’ordre avec leurs collègues musulmanes voilées, c’est la norme et personne n’y trouve à redire.

Ce multiculturalisme repose sur plusieurs principes. Tout d’abord celui exposé en 1966 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Roy Jenkins : “Nous n’avons pas besoin dans notre pays du modèle appelé ‘melting pot’ où les individus seraient faits sur le même moule (…) Je définirais notre système d’intégration non pas comme un processus d’assimilation, mais comme celui d’une égalité des chances et de diversité culturelle dans une atmosphère de tolérance mutuelle.” Cette idée implique un certain relativisme culturel, mais aussi la conviction qu’un étranger ne saurait devenir un véritable Englishman, comme disait alors Jenkins. On naît anglais, on ne le devient pas. Autant ne pas donner l’illusion aux nouveaux arrivants qu’ils pourraient un jour y parvenir.

Ignorance de l’autre

Mais le multiculturalisme repose sur un autre fait essentiel : l’absence de séparation entre l’Eglise anglicane et l’Etat. La religion est comprise outre-Manche en tant que culture, et son aspect politique souvent occulté. Chaque nouveau député prête ainsi serment au Parlement sur le texte sacré de sa religion, comme Rishi Sunak l’a fait sur le Bhagavad Gita ou, s’il est athée, peut opter pour une déclaration solennelle. Quoiqu’il arrive, pratiquant ou non, chaque député prête allégeance à la Couronne, au Souverain qui est aussi chef de l’Eglise anglicane, et à la famille royale.

Cette coexistence, dans le respect des croyances et coutumes de chacun, s’est surtout construite dans l’ignorance de l’autre – ou dans l’indifférence à son égard -, aboutissant à la juxtaposition de communautés relativement imperméables avec, parfois même, des systèmes légaux parallèles comme des tribunaux islamiques (aussi appelés “conseils locaux de la sharia”) pour régler des contentieux privés. Ce relatif cloisonnement entre communautés explique un taux de mariages mixtes relativement bas, de l’ordre de 7 % au Royaume-Uni contre 14 % en France en 2015 (selon la BBC et l’Insee). Avec le temps, cette cohabitation a montré ses limites et ses failles. Avant même les attentats de Londres, perpétrés par de jeunes britanniques islamistes, le gouvernement de Tony Blair réfléchissait déjà par la voix de Trevor Phillips, président de la commission pour l’égalité raciale, à “remiser le multiculturalisme qui a fait son temps et n’encourage plus que le séparatisme”. Il prônait dès 2004 de ne plus glorifier la différence, mais au contraire “de dire à tous en le martelant : vous êtes britanniques, vous êtes britanniques !” et de réclamer en échange “l’adhésion de tous à des valeurs et règles communes”.

Antisémitisme islamiste

Pourtant, une génération et plusieurs attentats plus tard, c’est toujours le multiculturalisme des années soixante qui prévaut outre-Manche. Le politologue Rakib Ehsan, auteur de Beyond Grievance : What the Left Gets Wrong about Ethnic Minorities, constate aujourd’hui l’état de guerre plus ou moins ouverte entre communautés, par exemple entre musulmans et hindous. La ville de Leicester a connu en 2022 des semaines de violence et d’émeutes entre ces deux populations. En septembre dernier, à Peckham, dans le sud-est de Londres, ce sont les commerçants indo-pakistanais qui ont été pris pour cible par une partie de la population d’origine africaine. “Cela rappelle la rhétorique raciste utilisée par Amin Dada en Ouganda dans les années 1970. Il avait confisqué leurs commerces aux Ougandais d’origine indienne avant de les expulser du pays avec leurs familles”, poursuit-il.

Quant au conflit actuel au Moyen-Orient et sa cohorte de manifestations pro-palestiniennes dans les rues et universités du Royaume-Uni, ils soulignent, selon Ehsan, “l’animosité d’une partie de la communauté musulmane britannique contre les juifs” et l’existence d’un “antisémitisme islamiste”. Pour le politologue, l’erreur des différents gouvernements britanniques depuis Tony Blair a été de favoriser “les politiques identitaires, par nature dangereuse et source de division.” L’arrivée probable des Travaillistes de Keir Starmer au pouvoir aux prochaines élections ne devrait rien changer à cette situation préoccupante. Bien au contraire. Si la figure de Shabana Mahmood, probable future ministre de la Justice de Keir Starmer, musulmane pratiquante ayant grandi en Arabie saoudite et militante pro-palestinienne, en inquiète déjà certains, c’est surtout le risque d’ériger le déterminisme social et religieux (identity politics) en principe de gouvernement qui fait frémir outre-Manche.

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