Nathacha Appanah, son souvenir des JO : “A Séoul, Merlene Ottey et son visage de statue grecque”

Nathacha Appanah, son souvenir des JO : “A Séoul, Merlene Ottey et son visage de statue grecque”

“Je me souviens de la finale du 200 mètres féminin aux Jeux olympiques de Séoul, en 1988. Comment ai-je réussi à obtenir l’accord de mes parents pour regarder cette course diffusée en direct, en pleine nuit, alors que le lendemain j’ai une journée de cours, je ne sais pas. Entre la Corée du Sud et l’île Maurice, il y a un décalage horaire de cinq heures. […]

Je regrette que ma mère ne se soit pas réveillée, comme promis, j’aurais eu moins peur, j’aurais eu moins froid, elle aurait peut-être proposé un lait chaud.

J’ai 15 ans à peine, je pratique l’athlétisme depuis cinq ans, mais, du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours couru, j’ai toujours aimé courir. Quand je dis courir, je ne veux pas dire du footing autour du pâté de maisons, du jogging sur la plage, du cross‐country à travers les routes de campagne. Quand je dis courir, je veux dire démarrer plus vite que son ombre, sprinter de bout en bout, ne rien lâcher, finir par terre s’il le faut, mais tenter le tout pour le tout afin de gagner. […]

Les caméras et les commentateurs sont rivés sur Florence Griffith‐Joyner, ou Flo‐Jo, comme certains l’appellent. C’est vrai qu’elle est superbe, cette athlète : les cheveux au vent, le rouge à lèvres corail, les yeux surlignés d’un trait noir, les paupières ombrées et les ongles, les ongles ! Ils se placent telles des griffes sur la ligne du départ quand elle se cale dans le starting-block. Florence Griffith‐Joyner est au couloir n° 5 mais celle qui m’intéresse est au n° 3. Elle s’appelle Merlene Ottey. Je l’ai vue pour la première fois aux Jeux de Los Angeles, en 1984, et, de série en série jusqu’à ses deux médailles de bronze sur 100 et 200 mètres, je n’ai eu d’yeux que pour elle. Ce soir de finale, je voudrais qu’elle éclabousse toutes les concurrentes de sa superbe, même si j’ai l’impression d’être la seule à la remarquer, sa superbe, ce soir, tellement la caméra est vissée sur l’Américaine aux ongles tigrés.

Ce sera plus tard que le monde entier remarquera la beauté de Merlene Ottey, sa classe folle, son visage de statue grecque qu’on pourrait qualifier de marbre tant il reste impassible devant les quasi‐victoires et les défaites sur le fil. Là, sur la ligne du 200-mètres, au couloir n° 3, elle fait presque pâle figure. Ses cheveux sont attachés avec un élastique simple et des brins s’en échappent. Si ce n’était son maillot de la Jamaïque, je pourrais l’imaginer avec moi, certains samedis, sur les lignes de départ, où nous, les filles, sommes ainsi : sans maquillage, sans apprêt, en silence, le masque de la concentration sur nos visages. Peu de choses, à la télévision, m’émeuvent encore comme une course de sprint, comme une épreuve de saut en longueur, comme un relais 4 × 100. Les secondes avant le départ me font l’effet d’une éternité : j’ai le cœur qui s’emballe, les mains moites, je suis debout, je suis assise, je fais les cent pas, je plisse les yeux, je prends de grandes inspirations, j’oublie de respirer. J’admire le calme de certains athlètes et j’essaie de me remémorer comment maintenir immobiles quelques secondes l’envie, le feu dans les jambes, la précision de l’esprit.

Le départ de Merlene Ottey est parfait, elle rattrape la concurrente du couloir n° 4. J’imagine que cette dernière, Silke Möller, une Allemande de l’Est, l’a sentie arriver parce qu’on les entend arriver ceux qui vont nous dépasser, on entend le bruit de leurs chaussures, leur souffle et ce moment quand ils nous doublent, c’est une séquence qu’on repassera plusieurs fois dans la tête au ralenti… Son virage est superbe, elle est juste derrière l’Américaine, mais quelque chose se détraque dans ses jambes dans la ligne droite, comme une lourdeur, une raideur, non un tremblement, et ça se joue en un rien de temps, même pas un battement de cils, et elle est quatrième, au pied d’un podium historique.

Le lendemain ou le surlendemain, je la retrouverai au relais 4 × 100 avec un gros pansement à la cuisse. Elle court quand même, Merlene, avec ses cheveux indisciplinés et sa blessure. Moi qui l’aimais déjà, je l’adore désormais. J’ai un penchant pour ceux qui y vont, qui ne gagnent pas forcément, qui ne sont presque jamais les favoris mais qui sont toujours là parce qu’il suffit d’une fois, n’est‐ce pas ?”

Extrait de Je me souviens… de la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

Quand 27 écrivains se remémorent leurs JO favoris.

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