Nicholas Lardy : “Les Occidentaux se trompent sur l’état réel de l’économie chinoise”

Nicholas Lardy : “Les Occidentaux se trompent sur l’état réel de l’économie chinoise”

Les réformes de libéralisation et d’ouverture initiées par Deng Xiaoping en 1978 ont propulsé l’économie chinoise, en l’espace de quarante ans, dans une croissance fulgurante, faisant de la Chine la deuxième puissance mondiale après les Etats-Unis. Mais depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping en 2012 et la pandémie du Covid-19, ses progrès sont plus timides, à tel point que de nombreux spécialistes occidentaux interprètent ce ralentissement comme le signe d’un système à bout de souffle.

Cependant, Nicholas R. Lardy, expert reconnu de l’économie chinoise au Peterson Institute for International Economics, ne partage pas ce pessimisme. Selon lui, de nombreux spécialistes ont tendance à sous-estimer l’état réel de l’économie chinoise. S’il s’est certes éloigné de ce qui a fait son succès depuis 1978, à savoir la libéralisation des marchés et le développement des entreprises privées au détriment des entreprises d’Etat, l’empire du Milieu “dispose encore d’un potentiel significatif qui lui permettrait de rattraper son retard avec les Etats-Unis”, nous explique l’auteur de The States Strikes Back : The End of Economic Reform in China ? (2019).

L’Express : La Chine a annoncé la semaine dernière une croissance de 5,3 % pour le premier trimestre de l’année, dépassant ainsi toutes les prévisions. Est-ce que cette annonce vous étonne ?

Nicholas R. Lardy : Étant plus optimiste que la plupart des analystes sur la Chine, ce taux de croissance n’est pas une surprise pour moi. Je pense en effet que l’économie chinoise est beaucoup plus résiliente que ce que l’on pense en Occident.

Ce taux de croissance économique s’explique par le maintien à un haut niveau de la consommation, qui a augmenté de 8,3 % au premier trimestre, surpassant la croissance du PIB et du revenu disponible. Ce chiffre prouve que, contrairement à ce que de nombreux analystes suggèrent, la confiance des consommateurs reste très importante. Depuis la fin de la pandémie, la croissance des dépenses dépasse celle des revenus, et logiquement les taux d’épargne diminuent. Tout cela témoigne de l’optimisme des consommateurs.

Pour ces raisons, je ne souscris pas à l’idée selon laquelle l’économie chinoise traverserait une sorte de malaise.

Comment expliquer, donc, le pessimisme des analyses occidentales sur la trajectoire économique de la Chine depuis 2019 ?

Il m’est difficile de vous fournir une explication claire. Cependant, il semble que la théorie d’un manque de confiance des consommateurs est devenue dominante chez les experts, et qu’à force d’être répétée, on en est venu à l’accepter comme évidente.

Cette théorie est renforcée par les résultats des enquêtes et sondages réalisés en Chine, qui indiquent une baisse significative de la confiance des consommateurs. En ce qui me concerne, je suis très sceptique quant à la validité et à l’interprétation de ces sondages. Aux Etats-Unis par exemple, bien que de nombreux indicateurs économiques soient au vert, comme le faible taux de chômage, la réduction de l’inflation ou l’augmentation des salaires réels, les sondages de confiance des consommateurs donnent des résultats très négatifs.

Ce décalage entre les résultats des enquêtes de confiance et la réalité de la situation économique s’explique par le fait que les réponses négatives des sondés traduisent en fait une insatisfaction à l’égard du gouvernement plutôt qu’une détérioration économique. C’est pour cette raison que si on décompose les réponses, les sondés qui votent républicain sont encore plus négatifs que le reste de l’échantillon, parce que c’est une manière pour eux de manifester un rejet de l’administration Biden.

Les sondages sur la confiance des Chinois souffrent des mêmes défauts. Une grande partie de la population peut exprimer son mécontentement vis-à-vis de la gestion de la pandémie par Xi Jinping à travers des réponses négatives dans les sondages, indépendamment de l’amélioration de leur situation économique personnelle. Les opinions exprimées dans les enquêtes peuvent être influencées par des considérations politiques plutôt que par des faits économiques.

Pourtant, vous dites vous-même que la situation économique de la Chine depuis le début des années 2010 s’est dégradée par rapport aux trois décennies précédentes ?

En 1978, Deng Xiaoping a lancé un grand programme de réformes économiques, en ouvrant la Chine aux marchés mondiaux et en réduisant drastiquement l’intervention de l’Etat dans l’économie. Jusqu’en 2012 environ, le secteur privé chinois a connu une expansion très rapide, surpassant largement celle des investissements publics. La contribution marginale de ces entreprises à l’économie augmentait à un rythme encore plus rapide, ce qui a rendu possible une hausse importante de la productivité. Cette libéralisation de l’économie chinoise a permis de faire du pays la puissance économique et commerciale qu’elle est aujourd’hui.

La Chine dispose encore d’un potentiel significatif, à condition que les gouvernants chinois adoptent des politiques économiques libérales, orientées vers le marché.

Mais après 2012, le rythme de croissance de l’investissement privé a commencé à décélérer, et la productivité globale des facteurs [NDLR : part de la croissance économique qui n’est pas expliquée par l’augmentation du volume du capital et du travail] s’est considérablement affaiblie.

L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping a marqué un changement, avec des promesses initiales de réformes ambitieuses qui ne se sont finalement pas concrétisées. Plutôt que de continuer à faire ce qui avait fait le succès de la Chine depuis l’ouverture de son économie, l’accent a été mis sur le renforcement du secteur public. Les institutions financières ont favorisé de plus en plus les prêts aux entreprises publiques, bien que ces dernières aient été surendettées et peu productives.

C’est l’une des raisons qui explique le ralentissement de la croissance chinoise depuis 2012. Mais je reste convaincu que la Chine dispose encore d’un potentiel significatif qui lui permettrait de rattraper son retard sur les Etats-Unis, à condition que les gouvernants chinois adoptent des politiques économiques libérales, orientées vers le marché.

La Chine ne semble pas aller dans ce sens…

Oui, vous avez certainement raison. En tout cas, la politique économique du gouvernement chinois ne donne aucune indication de libéralisation, au contraire. Il suffit de regarder le “rapport de travail du gouvernement” présenté lors du Congrès national du peuple. Il n’y a rien, ou très peu de choses sur la réforme des entreprises publiques, sur la nécessité de les soumettre à une plus grande discipline financière…

J’observe également qu’il y a très peu de faillites et très peu d’activités de fusion et d’acquisition en Chine. Cela signifie que les entreprises inefficaces ne disparaissent pas comme elles le devraient. La Chine doit se débarrasser de son interventionnisme qui oriente les ressources vers les entreprises d’Etat moins efficaces et nécessite une augmentation des dépenses publiques, ainsi que des mesures protectionnistes qui limitent la compétitivité et l’innovation.

Il existe de nombreux obstacles à la mise en place de telles réformes : de fortes résistances institutionnelles, des conséquences sociales sur le court terme que le gouvernement n’est pas capable d’assumer… Cela explique en partie pourquoi Xi Jinping soutient un modèle de croissance dirigé par l’Etat, bien que la Chine n’ait jamais aussi bien réussi que quand elle a abandonné ce modèle.

La réussite économique de la Chine ne dépend-elle pas également de sa capacité à se libéraliser et se démocratiser sur le plan politique ?

Les Etats-Unis et l’Europe doivent accepter que la Chine va jouer un rôle de plus en plus important et décisif dans le système mondial.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que le développement économique nécessite un cadre politique démocratique et libéral. Depuis 1978, on voit bien que le régime chinois a réussi à combiner une économie de marché avec un régime politique illibéral. Pour cette raison, je pense que les Occidentaux doivent abandonner l’idée que la Chine pourrait, à moyen terme, se libéraliser politiquement.

Il reste que les Occidentaux se trompent sur l’état réel de l’économie chinoise. Les Etats-Unis et l’Europe doivent accepter que la Chine va jouer un rôle de plus en plus important et décisif dans le système mondial. Pour le moment, la position américaine est d’essayer par tous les moyens de ralentir la croissance chinoise, en restreignant son accès à la technologie par exemple. Je pense que cette approche est non seulement inefficace, mais qu’elle nous éloigne de la mise en place d’une stratégie réaliste pour nous adapter à la montée de la Chine comme puissance économique majeure.

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