Partir ou rester ? Les dessous de la crise au Conseil scientifique de l’Education nationale

Partir ou rester ? Les dessous de la crise au Conseil scientifique de l’Education nationale

“Nos travaux et notre avis n’intéressent absolument pas le ministère !” Elise Huillery, professeure d’économie à l’université Paris-Dauphine, a démissionné du Conseil scientifique de l’Education nationale le 23 décembre dernier, comme elle s’en explique à L’Express. Avec ses confrères Yann Algan, qui enseigne à HEC, et Julien Grenet, directeur de recherche au CNRS et professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris, elle a détaillé les raisons de leur départ devant les autres membres de l’instance lors d’une réunion de crise organisée en visio, le 21 décembre. Au cœur des discussions : la mission “Exigence des savoirs”, lancée par Gabriel Attal, alors à la tête de la Rue de Grenelle, le 5 octobre. Un mois plus tard, au lendemain des résultats très préoccupants de l’enquête internationale Pisa, ce dernier annonçait plusieurs réformes destinées à remonter le niveau des élèves : l’instauration de groupes de niveau en mathématiques et en français au collège, la facilitation du recours au redoublement, la création de classes “prépa lycée” dédiées aux élèves ayant échoué au brevet.

“Le problème est que nous, membres du CSEN, n’avons pas été consultés en bonne et due forme sur ces mesures dont la plupart vont à l’encontre des résultats de la recherche”, déplore Elise Huillery qui, durant ce fameux mois, n’aura pu s’exprimer qu’à l’occasion d’une audition individuelle “menée en dépit du bon sens puisqu’on ne nous avait pas donné les thématiques à l’avance”. Le 29 novembre, c’est “le coup de grâce” : à l’occasion d’une conférence internationale organisée par le CSEN consacrée aux inégalités sociales de l’école à l’enseignement supérieur, Gabriel Attal intervient dans une vidéo où il fait part, entre autres, de son projet sur le redoublement. “Sidérés par cette annonce qu’on n’avait absolument pas vu venir, Elise Huillery, Yann Algan et moi-même avons envoyé des mails en interne aux autres membres du CSEN pour partager notre inquiétude et les inciter à réagir”, raconte Julien Grenet. Pris de court, ils échouent à impulser une action collective. Pour Julien Grenet, le constat est clair : “L’instance ne joue pas son rôle d’organe de conseil qui est d’apporter un éclairage scientifique en amont, avant la mise en place des politiques publiques. A partir de là, je ne vois plus l’intérêt d’y siéger.”

Le 27 février dernier, Stanislas Dehaene, le président du Conseil scientifique de l’Education nationale, se confiait à L’Express sur la démission des trois chercheurs : “Je comprends leurs regrets de ne pas avoir été suffisamment écoutés et consultés sur des thématiques qui sont au cœur de leurs travaux mais je déplore leur décision de partir car on a plus que jamais besoin de spécialistes comme eux.” Lors de cette fameuse réunion de crise du 21 décembre, deux visions se sont affrontées : d’un côté, ceux qui préfèrent aujourd’hui jeter l’éponge. De l’autre, ceux qui sont contre cette politique de la chaise vide, estimant qu’il est plus utile de continuer à œuvrer en interne pour faire entendre leurs voix.

Franck Ramus, directeur de recherche au CNRS, chroniqueur à L’Express et membre du CSEN fait partie de cette dernière catégorie. Pour lui, ce dernier épisode est révélateur d’une ambiguïté qui couve depuis le début de la création de l’instance en janvier 2018, sur l’impulsion du ministre d’alors Jean-Michel Blanquer. “Nous sommes plusieurs à ressentir une certaine frustration. Aucun des différents ministres qui se sont succédé ne semble avoir trouvé le mode d’emploi de notre instance et n’a véritablement pensé à nous poser des questions avant de prendre ses décisions”, reconnaît ce spécialiste des sciences cognitives qui se souvient, par exemple, avoir découvert les détails de la réforme du bac dans la presse ou regrette ne pas avoir été consulté sur la dernière réforme de la formation des enseignants en 2019… Alors qu’il animait justement un groupe de travail sur le sujet.

Sentiment d’avoir été “instrumentalisés”

Malgré ce défaut de dialogue et de concertation avec les décideurs, le CSEN a toutefois montré son utilité à de nombreuses reprises. Très axée sur les neurosciences au départ – ce qui lui a valu quelques critiques -, l’instance s’est peu à peu élargie et ouverte à d’autres disciplines comme les sciences de l’éducation, la psychologie, la sociologie ou l’économie. Parmi ses 26 membres, on compte aussi certains spécialistes internationaux prestigieux comme Nuno Crato, ancien ministre de l’éducation portugais, ou encore Elizabeth Spelke, professeure de psychologie à l’université d’Harvard. “Le fait que nous puissions nous appuyer sur certains organismes comme la Depp, le service statistique du ministère, est aussi notre grande force, insiste Stanislas Dehaene. Nous avons pu construire ensemble les évaluations nationales, formidable outil pour aider les enseignants à s’adapter aux besoins de leurs élèves et à vérifier rapidement l’évolution de leur niveau dans le temps.” Le CSEN publie aussi régulièrement des notes, des synthèses et des documents à destination de la communauté éducative. “On souhaiterait que les professeurs s’en emparent davantage mais, là encore, nos travaux auraient plus d’impact s’ils étaient portés en haut lieu”, insiste Franck Ramus, soulignant au passage que le CSEN, bien que rattaché au ministère, “est une instance totalement autonome et qui jouit d’une liberté totale.”

Ce n’est pas l’avis de certains membres démissionnaires qui font part de leur malaise et de leur sentiment d’avoir été “instrumentalisés” par le cabinet, notamment durant la mission Exigence des savoirs. “Le fait que Stanislas Dehaene fasse partie des quatre coordinateurs de la concertation a pu créer un malentendu et laisser entendre que le CSEN était pleinement impliqué dans la démarche”, avance ainsi Julien Grenet qui reproche également au président de ne pas avoir organisé de sessions spécifiques internes pour débattre et travailler sur les mesures qui se préparaient. Un faux procès pour d’autres membres qui plaident un manque de temps dû aux contraintes du calendrier imposé par le ministère et la marge de manœuvre très restreinte du président. Pour certains, le rôle confié à Stanislas Dehaene dans le cadre de cette mission aura eu des effets salutaires : c’est lui qui aurait, notamment, œuvré pour que Monica Neagoy, consultante internationale en mathématiques, et membre du CSEN, soit auditionnée. L’occasion pour cette grande spécialiste de la méthode de Singapour de convaincre Gabriel Attal de l’intérêt de cette méthode qui sera généralisée à l’école primaire dès la rentrée 2024.

Actuellement, le CSEN réunit les connaissances scientifiques pour apporter un éclairage sur la labellisation des manuels scolaires, autre mesure à venir. Pour autant, le président du Conseil scientifique ne cache pas ses réserves quant à d’autres réformes, notamment celle qui concerne la facilitation du recours au redoublement : “Sur ce point, les données sont très claires : à moyen terme, un élève qui redouble a une perte de chance et un risque accru de décrochage, de raccourcissement des études ou de retard d’arrivée sur le marché du travail.” Ce qui n’a pas empêché Gabriel Attal d’avancer, malgré tout, sur le sujet. “Notre rôle se limite à celui de conseil et il arrive que les politiques prennent des décisions qui ne sont pas en accord avec ce que nous recommandons”, reconnaît le chercheur.

Feuille de route dictée par Attal

Stanislas Dehaene aurait également alerté sur les dangers d’une éventuelle organisation de “classes de niveau”, dont les travaux scientifiques s’accordent à dire qu’elles ne feraient qu’accroître les inégalités entre élèves. Au fil des semaines, les conseillers de la Rue de Grenelle se sont tous accordés pour bannir le terme de “classes” et ne plus parler que de “groupes” de niveau ou de besoin, insistant sur la nécessité qu’ils soient “transitoires” et “flexibles”. “Ces deux conditions indispensables sont très clairement mentionnées dans le rapport de la mission Exigence des savoirs”, avance Stanislas Dehaene pour qui la réussite de cette mesure dépendra toutefois des conditions de sa mise en œuvre. “Le CSEN plaide pour le recours à une phase d’expérimentation à petite échelle pendant au moins un an avant de généraliser la mesure”, poursuit son président, alors que la réforme, prévue pour être appliquée dès la rentrée prochaine dans toutes les classes de 6e et de 5e, en français et en mathématiques, suscite des inquiétudes.

L’instance scientifique sera-t-elle, cette fois, entendue ? Le 27 février, elle a profité de sa première rencontre avec la nouvelle locataire de l’hôtel de Rochechouart, Nicole Belloubet, pour avancer ses arguments. “La ministre, si elle s’est montrée intéressée, a laissé transparaître qu’elle n’était pas en position de retarder quoi que ce soit. Il lui faudra s’en tenir à la feuille de route dictée par Gabriel Attal”, avance l’un des membres présents. Comme d’autres, il espère que le CSEN pourra toutefois peser sur certains arbitrages au moment de l’application de la mesure sur le terrain : “D’où l’intérêt de rester !”

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