Paul Dorfman : “En Ukraine ou au Moyen-Orient, le risque d’un accident nucléaire est réel”

Paul Dorfman : “En Ukraine ou au Moyen-Orient, le risque d’un accident nucléaire est réel”

Deux conflits, et une même crainte. Le 15 avril, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, a tiré la sonnette d’alarme concernant les menaces que représentent la guerre en Ukraine et les tensions au Moyen-Orient pour les infrastructures nucléaires de ces régions. “Nous nous approchons dangereusement d’un accident nucléaire [à Zaporijia, une centrale ukrainienne]”, a-t-il même déclaré en marge du Conseil de sécurité de l’ONU.

Pour Paul Dorfman, président du Nuclear Consulting Group et membre du comité consultatif sur la radioprotection de l’agence de protection de l’environnement du gouvernement irlandais, ces inquiétudes sont parfaitement justifiées. Selon lui, une attaque militaire contre une centrale nucléaire entraînerait des conséquences catastrophiques. Au point, même, de remettre en cause le développement du nucléaire civil dans le monde ? Entretien.

Existe-t-il un risque, selon vous, que le conflit en Ukraine puisse déclencher un accident nucléaire ?

Paul Dorfman Bien sûr, aucune centrale nucléaire dans le monde n’est à l’abri d’une attaque militaire. Ces attaques pourraient cibler soit le réacteur, soit les bassins de stockage des combustibles usés hautement radioactifs, qui sont nettement moins protégés.

Il ne fait aucun doute qu’une attaque militaire sur la centrale ukrainienne de Zaporijjia déclencherait une catastrophe, avec des rejets radioactifs qui auraient un impact sérieux sur l’environnement et la santé humaine aux alentours. De plus, si les conditions météorologiques sont défavorables, comme un vent soufflant vers l’Europe centrale ou la Russie, les conséquences pourraient s’étendre bien au-delà de l’Ukraine.

Selon un article publié dans le Bulletin of the Atomic Scientists par Jungmin Kang et Eva Lisowski, les effets d’une telle attaque pourraient être comparables, si ce n’est supérieurs à ceux de Tchernobyl ?

De nombreuses études ont été menées sur les effets probables d’une agression russe sur la centrale de Zaporijjia. Un article écrit par quatre chercheurs évalue le potentiel de propagation du césium 137 (Cs-137), en cas d’accident, à travers l’Ukraine et les pays voisins, en prenant en compte le facteur météorologique. Dans le scénario le plus prudent, une contamination “importante” pourrait se produire en Ukraine ainsi que chez ses voisins.

Toutefois, il est important de noter que la nature des réacteurs de Zaporijjia diffère de celle de Tchernobyl, dont le réacteur était modéré au graphite, un matériau qui flotte très facilement dans l’air et se disperse rapidement dans l’atmosphère. L’absence de graphite à Zaporijjia limiterait la dispersion des particules radioactives. Mais malgré tout, la libération de radiation resterait dangereuse et catastrophique.

Au Moyen-Orient, le conflit a pris un nouveau tournant le week-end dernier entre l’Iran et Israël. Rafael Grossi s’est inquiété de la possibilité d’une riposte israélienne contre des infrastructures nucléaires en Iran. Ces inquiétudes sont-elles fondées ?

Ces craintes sont absolument fondées. Cependant, il y a une certaine incohérence entre les alertes de l’AIEA et les initiatives de son patron. Récemment, Grossi a rencontré Bachar el-Assad afin de relancer les négociations autour de la construction de nouvelles centrales nucléaires en Syrie. D’un côté, l’AIEA s’alarme des risques qui pèsent sur le nucléaire civil dans des zones de conflit et, en même temps, elle planifie l’installation de centrales dans des régimes plus que controversés.

Historiquement, l’AIEA a peu pris en compte les risques d’attaques sur les centrales nucléaires civiles, mais la crise à Zaporijjia a été un réveil brutal. Dans les vingt dernières années, de nombreux experts, comme moi, n’ont pas parlé de ces risques car nous craignions que cela fasse germer des idées dans l’esprit de gens mal intentionnés. La situation à Zaporijjia et au Moyen-Orient change la donne. L’AIEA fait depuis des années la promotion du nucléaire civil mais, selon moi, l’instabilité croissante du contexte mondial remet en question cette perspective.

Le Moyen-Orient est le théâtre de conflits par procuration entre grandes puissances

Que ce soit dans le conflit en Ukraine ou celui au Moyen-Orient, le risque d’un accident nucléaire est réel. Au Moyen-Orient, la question est d’autant plus délicate que l’Arabie saoudite manifeste un intérêt croissant pour le nucléaire civil tout en assumant envisager le passage du civil au militaire.

Cela me rappelle les dynamiques de la guerre froide. A l’époque, l’Allemagne était vue comme une zone de sacrifice en cas de déclenchement d’un conflit nucléaire. Aujourd’hui, on retrouve cette même logique qui fait du Moyen-Orient le théâtre de conflits par procuration entre grandes puissances ce qui, ironiquement, pourrait mettre en danger ceux qui cherchent à se protéger par l’adoption du nucléaire, comme l’Arabie saoudite.

Quelles seraient les conséquences d’un accident nucléaire au Moyen-Orient ?

Un accident nucléaire au Moyen-Orient pourrait avoir des conséquences particulièrement graves étant donné la rareté de l’eau dans cette région du monde. Le golfe Persique, qui connaît un faible niveau de précipitations, abrite environ 70 % des installations de dessalement du monde, notamment en Arabie saoudite, aux Emirats arabes unis, au Koweït et à Bahreïn. Le Golfe a une profondeur de 35 mètres, est entièrement fermé, les rivières qui l’alimentent ont un débit très faible, et le taux d’évaporation est très lent.

Une contamination majeure, dans le cas d’un accident nucléaire, impacterait directement la mer d’Arabie, compromettant gravement les opérations de dessalement et, par extension, l’approvisionnement en eau potable de la région. Les implications pour les populations locales et pour l’environnement seraient catastrophiques.

Le régime iranien est accusé de ne pas respecter l’accord de 2015, notamment sur ses stocks d’uranium enrichi. Que sait-on vraiment sur la situation en Iran, et sur la volonté du régime d’obtenir l’arme atomique ?

Effectivement, l’accord initial de 2015, qui impliquait les Etats-Unis d’Obama, l’Europe et l’Iran, avait pour objectif initial de surveiller et de réduire les risques liés au programme nucléaire iranien. Pendant un temps, ce programme était efficace. Mais l’arrivée de Trump a tout chamboulé, son retrait de l’accord, contre l’avis de l’Europe et de la France, nous a fait perdre notre capacité de surveillance sur les activités nucléaires de l’Iran.

Depuis lors, il est clair que l’Iran a intensifié ses efforts d’enrichissement d’uranium, et il existe une préoccupation majeure quant à la possibilité que l’Iran développe ses capacités nucléaires à des fins militaires.

Comment peut-on garantir le respect des normes internationales de sûreté nucléaire dans les contextes de conflit, ou dans des pays réputés pour leur non-conformité aux règles internationales ?

C’est simple : c’est impossible. La grande majorité des centrales nucléaires existantes ont été construites avant les évènements du 11 septembre 2001, et évidemment bien avant l’offensive russe en Ukraine. Il y a eu, après Fukushima, des mesures de renforcements de la sécurité, y compris à Zaporijia, mais la complexité inhérente au nucléaire fait qu’il est impossible d’atteindre le risque zéro. Quand un problème survient, les choses peuvent aller très vite et devenir dramatiques.

Actuellement, je ne connais aucun moyen efficace pour protéger une centrale nucléaire contre une attaque militaire ciblée. Et je ne pense pas que cela puisse changer dans l’avenir. Il existe certes des moyens pour neutraliser des missiles avant qu’ils atteignent leur cible, mais il y en a toujours qui peuvent échapper aux systèmes de défense. Les réacteurs nucléaires sont bien protégés, mais ils sont conçus pour résister à un impact comme celui d’un Boeing 747, pas à un missile de croisière équipé d’une ogive à l’uranium capable de pénétrer le béton.

Que nous le voulions ou non, toutes les infrastructures nucléaires présentent des vulnérabilités. Cette réalité devrait nous inciter à reconsidérer nos orientations énergétiques futures. Lors de la COP28, la France, parmi d’autres nations, a manifesté son intention de tripler ses capacités nucléaires d’ici à 2050. Mais étant donné les risques associés au nucléaire et l’escalade des conflits mondiaux, il est légitime de se demander pourquoi continuer à investir dans cette forme d’énergie.

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