Polémique Véran : urgentistes, anesthésistes… La fuite massive des médecins vers l’esthétique

Polémique Véran : urgentistes, anesthésistes… La fuite massive des médecins vers l’esthétique

L’annonce fait le tour des cabinets médicaux, en un rien de temps. Textée, entre deux consultations, stéthoscope au cou, masque sous le nez. Une secousse. “Tu as vu, pour Olivier Véran ?” Une autre : “C’est énorme”. Encore : “Effarant”. C’est officiel, depuis ce mardi : l’ancien ministre de la Santé, Olivier Véran, abandonne la neurologie. Finies, les consultations à l’hôpital public, au CHU de Grenoble, où il exerçait avant la politique. Redevenu simple député après le remaniement, le “monsieur Covid” de l’exécutif va se consacrer, en lieu et place, à la médecine esthétique, ces injections beauté toujours plus populaires.

L’élu isérois va se former à l’université et à la Clinique des Champs-Elysées, chaine en plein essor ces dernières années, et qui doit une partie de son succès aux influenceurs sur les réseaux sociaux. Un ancien premier médecin de France, en guerre contre les déserts médicaux lorsqu’il était en poste, qui déserte le soin, alors que le système se délite ? La nouvelle a provoqué l’ire quasi-unanime de la communauté médicale, d’autant que sa discipline n’échappe pas à la pénurie de personnel qui sévit un peu partout en France. “Attendez, ce doit être une fake news”, bute un élu de l’ordre des médecins. “C’est répugnant, honteux”, abonde un autre.

Un véritable siphon

La France ne disposait que de trois neurologues pour 100 000 habitants en 2023, d’après l’Atlas de la démographie médicale. C’est peu, trop peu, selon les spécialistes. Comme dans de nombreuses autres spécialités, les bataillons se dégarnissent, et les salles d’attente se remplissent : “Le délai moyen de rendez-vous est de six mois, et les besoins ne font qu’augmenter, comme on vit de plus en plus longtemps”, précise Farid Yekhlef, président du Syndicat national des neurologues.

Si la défection d’Olivier Véran ne change pas grand chose au tableau, de nombreux médecins y voient un mauvais signal envoyé aux personnels. Car avant lui, pléthore de docteurs ont déserté pour aller repulper des lèvres ou combler des rides. Un véritable siphon, devenu l’une des principales préoccupations des autorités sanitaires, à l’instar de l’ordre des médecins : “On parle de la médecine esthétique à chaque session. Alors si même les ministres s’y mettent…”, s’agace le Dr Christophe Tafani, président de l’ordre des médecins du Loiret.

Voilà des années que les conseils départementaux de l’ordre alertent sur le drain que représente cette pratique, née sur le tas, dans les années 1990. Dans le Loiret, où officie Christophe Tafani, les nouvelles installations de soignants se comptent sur les doigts de la main. La dernière ? Un “esthétique”, peste l’élu. “Sur Orléans, la moitié des généralistes ne font plus de médecine générale, c’est devenu un épouvantail. Et ceux qui restent, qui dit qu’ils ne comblent pas des rides pour arrondir leurs fins de mois ?”, détaille-t-il. Si la médecine n’est pas la seule activité annexe, elle contribue grandement à éloigner du soin les professionnels.

Les alertes se multiplient

Il n’existe aucun registre des médecins esthétiques. Mais, selon nos informations, le Conseil national de l’ordre estime à au moins 9 000 le nombre de médecins qui se consacrent à cette pratique en France. Un chiffre qui serait en réalité largement sous-estimé : “De plus en plus de docteurs la proposent, en plus, ou à la place d’une partie de leur activité, sans qu’on le sache, car le déclarer n’est pas obligatoire”, détaille le Dr Jean-François Delahaye, responsable de ces sujets au Conseil national de l’ordre.

A environ 300 euros l’injection, ce secteur médical, un des seuls où la TVA est appliquée, est beaucoup plus rentable que le soin. “Une consultation de neurologie à l’hôpital, c’est une cinquantaine d’euros ; 26,50 euros en médecine générale, à Paris. Le soin ne paie pas, et il est plus contraignant. Difficile de jeter la pierre à ceux qui arrêtent. Reste que c’est un vrai problème”, plaide Jean-Jacques Avrane, président du Conseil départemental de l’ordre de Paris. D’autant plus que la demande ne manque pas, surtout dans les grandes villes.

Un phénomène accentué par une absence totale de régulation. Actuellement, n’importe quel médecin peut retourner sa blouse, sans crier gare. “Comme ce n’est pas une spécialité médicale, mais seulement un ensemble d’actes, il n’y a aucun quota, contrairement à la chirurgie esthétique par exemple”, détaille le Dr Adel Louafi, président du Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique. Et si Olivier Véran a décidé de se former, rien ne l’y obligeait : il aurait pu, en l’état, ne pas le faire.

Des urgentistes, des radiologues, des psychiatres

Un gouffre : alors que seuls les dermatologues et certains chirurgiens étudient cette pratique durant leurs études, une très grande majorité d’injecteurs sont en réalité des généralistes, selon l’ordre. Arrivent ensuite toutes sortes de spécialités, pourtant bien souvent bien éloignées de l’anatomie faciale. “On trouve beaucoup d’urgentistes, des anesthésistes, des radiologues, des psychiatres. Aucune discipline n’y échappe”, poursuit le Dr Jean-François Delahaye.

Sur Doctolib, les exemples sont légion. Comme cette rhumatologue, à Issy-les-Moulineaux, qui pose dans son bureau sur la plateforme de prise de rendez-vous. En plus de soigner les articulations, elle propose aussi des injections purement esthétiques. Ou du peeling, ce soin qui élimine les peaux mortes. De la radiofréquence vulvo-vaginale même, utilisée pour améliorer l’aspect de l’appareil génital, un segment de plus en plus tendance.

Une angiologue dans le Ve arrondissement de Paris, qui traite les imperfections du visage en plus des problèmes artériels pour lesquels elle a été formée à l’origine. Un ophtalmologue du VIIe arrondissement, une gynécologue dans le XVIIe, une anesthésiste dans le XVIe, une autre dans le VIIIe, une phlébologue… Et, plus intrigant, le Centre pédiatrique européen, un centre de santé dans le XVe. L’un de ses généralistes s’est récemment mis aux retouches, en plus du reste.

La ruée des jeunes diplômés

Jean-Philippe Platel, président de l’ordre du Nord a lui aussi fait sa petite recherche : “Sur Lille, en dermatologie de soin, tout est complet. Mais en esthétique, je trouve pour demain”, rapporte le soignant, consterné. Dans les zones en tension de son département, il arrive régulièrement que des médecins fassent défection, annonçant faire de la beauté leur priorité. De quoi aggraver la charge des professionnels qui tentent de résister aux déserts médicaux. “Qui va s’occuper des vrais patients ? Ceux qui ont des pathologies lourdes, ou chroniques ?” s’interroge le spécialiste.

Il y a quelques mois, un chiffre a particulièrement inquiété l’ordre. Le Conseil départemental de Paris avait estimé que 80 % des jeunes médecins qui s’installent dans la capitale après leurs études souhaitaient faire de l’esthétique. Rien n’a été publié, car il s’agissait d’un calcul de coin de table. Reste qu’il a marqué les esprits. “Si ce n’est qu’une estimation, elle nous a paru hallucinante, et particulièrement inquiétante”, reprend le Dr Delahaye.

Au-delà de dégarnir les effectifs, le phénomène pose d’importants problèmes médicaux, recensés par l’ordre. Certains arrivistes ne se forment pas, pensant que quelques coups d’aiguilles dans le front ne peuvent pas poser problème. Injectés aux mauvais endroits, les produits esthétiques sont pourtant à même de paralyser le visage ou le nécroser. D’autres adoptent une pratique commerciale (publicité, démarchage, rabais…), pourtant formellement interdite. Et certains ne font plus que ça. Difficilement tolérable, au regard de la crise médicale.

L’ordre travaille à des digues, depuis plusieurs mois. Dans les tuyaux : l’interdiction de faire de la médecine esthétique avant trois années de pratique médicale. De quoi tuer dans l’œuf la ruée des jeunes diplômés, qui ne s’essaient même pas à la science qu’ils ont pourtant étudiée pendant une dizaine d’années, aux frais du contribuable. A cela s’ajouterait la création d’un diplôme universitaire, obligatoire pour exercer. Le projet devrait aboutir dans les mois à venir. Il pourrait contenir la saignée, en limitant le nombre de médecins autorisés à accéder à ce diplôme. Avec ces dispositions, un neurologue bien connu des Français qui voudrait se lancer pourrait ainsi se voir refuser sa formation.

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