Pr Alain Fischer : la drépanocytose, cas d’école d’une recherche médicale qui oublie les plus démunis

Pr Alain Fischer : la drépanocytose, cas d’école d’une recherche médicale qui oublie les plus démunis

La drépanocytose est de loin la maladie héréditaire la plus fréquente au monde : 10 millions de personnes atteintes en Afrique subsaharienne, 30 000 en France, avec environ 600 nouveaux cas par an dans notre pays. Cette pathologie est provoquée par des mutations du gène de l’hémoglobine – sa chaîne dite “bêta (β)” –, si les deux gènes hérités des parents sont mutés. L’hémoglobine, le transporteur de l’oxygène au sein des globules rouges, tend alors à se polymériser, les globules deviennent rigides, obstruent les vaisseaux sanguins, ce qui cause des crises douloureuses violentes. Ils provoquent aussi des lésions chroniques des organes comme le cœur ou les reins, en plus d’une anémie. Chez l’enfant peuvent survenir des accidents vasculaires cérébraux. Sans traitement, l’espérance de vie ne dépasse pas l’âge de 10 à 20 ans. La maladie est répandue dans les populations d’origine subsaharienne, parce que, à l’état hétérozygote (porteur sain d’un seul gène muté), la mutation protège les globules rouges contre l’infection par le vecteur du paludisme.

Un traitement connu depuis plus de vingt-cinq ans, l’hydroxyurée, en prise quotidienne, favorise la présence dans les globules rouges d’hémoglobine fœtale (non concernée par l’anomalie) et réduit de 75 % le risque de crises douloureuses. C’est un progrès important bien qu’insuffisant. Et beaucoup, dans des pays où la prévalence peut atteindre 1 % de la population, n’en bénéficient pas encore ! L’allogreffe de moelle osseuse pour les patients disposant d’un donneur compatible peut guérir 95 % des patients. C’est une avancée considérable, mais elle est réservée pour l’essentiel aux malades vivant dans les pays riches.

La recherche continue pourtant de progresser. La thérapie génique par l’introduction dans les cellules souches de la moelle osseuse d’une copie non mutée du gène de l’hémoglobine β réduit d’environ 50 % la quantité d’hémoglobine anormale dite “S”. Il en résulte une réduction du nombre de crises. Ce traitement très cher – environ 2 millions de dollars –, n’est disponible à ce jour qu’aux Etats-Unis. Mieux encore, une équipe américaine a mis au point une forme de thérapie génique, appelée “Casgevy”, qui utilise les ciseaux moléculaires Crispr-Cas9 pour bloquer l’expression de la chaîne β anormale de l’hémoglobine et la remplacer par l’hémoglobine fœtale. Les résultats, spectaculaires (disparition de l’anémie et des crises douloureuses) ont conduit à la mise à disposition de Casgevy en Amérique du Nord et en Europe pour le prix de 1,9 million d’euros par patient. Il est donc réservé à un petit nombre de malades. Enfin, des efforts en cours cherchent à mettre au point de nouveaux médicaments moins onéreux réduisant le risque de polymérisation de l’hémoglobine avec des résultats, semble-t-il, prometteurs.

Dépister les porteurs de la mutation

Ainsi, la drépanocytose est un cas d’école : progrès majeurs de la recherche médicale mais dont le bénéfice n’est accessible qu’à une minorité de patients, même au sein des pays riches ! Comment progresser ? Alors que cette maladie est restée longtemps marginalisée au sein de la médecine occidentale, une meilleure organisation de prise en charge globale, certes encore insuffisante face à un nombre croissant de patients, a été mise en place en France à travers un réseau de centres experts. La généralisation du dépistage néonatal de la drépanocytose, effective depuis 2023, permet la prise en charge précoce, et donc bien plus efficace, des enfants atteints. Mais environ deux tiers des couples concernés ne savent pas qu’ils risquent de transmettre la maladie.

La mise en place d’une proposition de dépistage des porteurs de la mutation (hétérozygotes) permettrait de réduire considérablement le nombre de nouveaux cas, comme cela fut le cas, par exemple, en Sardaigne au cours de ces trente à quarante dernières années pour une autre maladie héréditaire de l’hémoglobine : la bêta-thalassémie. Pour ce faire, il faudra modifier la loi de bioéthique qui ne permet pas à ce jour cette pratique (cette proposition fut malheureusement rejetée lors de la dernière révision). Agir sur le prix des médicaments innovants onéreux devient aussi un impératif. Enfin, il est indispensable de favoriser les initiatives d’ONG, comme Drep.Afrique, visant à rendre l’hydroxyurée accessible à tous en Afrique et en Asie. Nos sociétés doivent se préoccuper de faire en sorte que les avancées de la recherche scientifique, aujourd’hui tangibles, bénéficient à toutes les populations.

* Alain Fischer est président de l’Académie des sciences et cofondateur de l’Institut des maladies génétiques.

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