Pr Alain Fischer : “La science ne fait pas partie de la culture de nos dirigeants”

Pr Alain Fischer : “La science ne fait pas partie de la culture de nos dirigeants”

Pédiatre et généticien de renom, le Pr Alain Fischer a consacré sa vie à la médecine. Avec Protéger les vivants, des enfants malades à la crise du Covid (Odile Jacob, parution le 7 février), le scientifique et chroniqueur à L’Express revient sur sa longue carrière et sur les leçons de la pandémie, où il a joué un rôle de premier plan comme président du Comité d’orientation de la stratégie vaccinale. A la tête de l’Académie des sciences, il décrypte les rouages, les succès mais aussi les difficultés de la recherche française, pour mieux proposer des améliorations – un impératif aussi bien économique que démocratique. Entretien.

L’Express : “La recherche médicale et française n’est pas en très bonne santé”, écrivez-vous. Vous semblez pessimiste…

Alain Fischer : C’est un déclin relatif. Nous stagnons, alors que nos voisins européens avec lesquels il est raisonnable de se comparer – Allemagne, Royaume-Uni, pays scandinaves, Pays-Bas… – progressent. Il y a vingt ans, nous étions par exemple au même niveau que l’Allemagne en termes de performances comme de financements. Même s’il y a eu les avancées de France 2030 et de la loi de programmation de la recherche (LPR), nous avons peu évolué, là où nos voisins ont fourni un effort gradué pour la recherche publique, qui a entraîné avec lui le privé.

En France, malgré le fameux crédit d’impôt recherche, le privé n’a pas suivi. En termes de performances scientifiques, si on regarde les différents indicateurs (obtentions de prix, contrats de recherche…), les Allemands nous ont dépassés de manière flagrante. Non seulement ils ont su augmenter les budgets, mais ils ont concentré les financements sur les universités et les instituts Max-Planck, de haut niveau. Il faudrait que la France s’inspire de cette réussite. C’est particulièrement flagrant dans mon domaine, les sciences de la vie, qui, en France, représentent toujours moins de 20 % des financements par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, contre 30 % en moyenne en Europe et 50 % au Royaume-Uni.

Pour autant, tout n’est pas catastrophique. Nous avons toujours des scientifiques de grande qualité, et du point de vue des financements, nous faisons toujours mieux que l’Espagne ou l’Italie. Mais notre ambition n’est pas à la hauteur si l’on considère que la recherche scientifique reflète la valeur intellectuelle d’un pays.

Le discours d’Emmanuel Macron, le 7 décembre, sur l’avenir de la recherche a-t-il répondu à vos attentes ?

Il y a des choses positives. Le président a consacré un long discours, très réfléchi, à la recherche scientifique, et non pas à la seule innovation technologique. Le diagnostic est bon sur les difficultés françaises, avec notamment un système d’évaluation peu performant, une multiplicité d’appels d’offres, un défaut de stratégie nationale… Emmanuel Macron donne une impulsion. Mais cela ne peut se faire à moyens constants. La France a un problème d’attractivité, avec une rémunération des chercheurs 25 % plus faible que chez nos voisins. Si un scientifique de bon niveau a la possibilité de travailler en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, il choisira ces pays plutôt que le nôtre.

L’autre crainte, c’est que l’actuelle politique anti-immigration devienne aussi une politique anti-recherche, en rendant difficile l’accueil d’étrangers. Avec le Brexit, il est devenu plus difficile pour un post-doctorant français ou italien de travailler au Royaume-Uni. On peut avoir des craintes similaires pour la France, avec le risque de restreindre la mobilité des étudiants et des chercheurs. Mettre de plus en plus d’obstacles administratifs et de visas aura un impact sur la vie universitaire et scientifique, et pourrait être une catastrophe pour le pays.

D’origine algérienne, la nouvelle directrice de l’Institut Pasteur Yasmine Belkaid a par exemple fait son doctorat en France avant de s’installer aux Etats-Unis. Née en Syrie, l’immunologiste Jana Jabri a, elle, fait son internat ici, avant de partir à l’université de Chicago, puis de revenir à l’institut Imagine. Nous sommes quand même encore capables d’attirer des scientifiques de très haut niveau, mais en mettant des moyens exceptionnels qui ne sont pas accessibles à la plupart des organismes français. Si, demain, il devient compliqué d’avoir un visa, les chercheurs les plus talentueux iront ailleurs qu’en France.

Vous expliquez que les créations des CHU en 1958 et celle de l’Inserm en 1964 ont dopé la recherche médicale française. Faudrait-il aujourd’hui des réformes structurelles de même ampleur ?

La réforme de 1958 a été une étape fondamentale sur le plan médical, notamment en donnant aux médecins du temps pour faire de la recherche sur les pathologies rencontrées à l’hôpital. Ensuite, l’Inserm a permis de créer des unités de recherche. Cela a donné un essor à la recherche en biologie en France. Mais nous sommes soixante-cinq ans plus tard, et ce système, s’il ne s’est pas détérioré, n’a en tout cas pas été amélioré. Nous avons donc effectivement besoin d’une réforme majeure. Le problème principal, c’est l’émiettement du système, et le fait que les différentes composantes de la recherche médicale évoluent en silo.

Il y a la recherche fondamentale (faut-il rappeler que nous n’aurions pas de vaccins anti-Covid si des scientifiques n’avaient pas découvert l’ARN ?), la recherche translationnelle (avec notamment les travaux expérimentaux sur les mécanismes des maladies), la recherche clinique directement au contact des malades (définition de biomarqueurs, études de cohortes, essais cliniques…) et enfin, le parent pauvre, la santé publique, c’est-à-dire la santé à l’échelle de la population, de nature épidémiologique, économique ou anthropologique. Ces quatre secteurs sont malheureusement très séparés, alors qu’ils sont tous liés.

Aujourd’hui, si on veut rester poli, c’est un gigantesque fouillis. La recherche fondamentale, structurée autour du CNRS et de l’Inserm, dispose de dotations faibles. Pour se financer, les équipes doivent décrocher des contrats de recherche auprès d’agences, comme l’Agence nationale de la recherche. Mais les montants proposés sont relativement faibles, pour des durées de temps limitées. Par ailleurs, même si le taux de succès s’est amélioré (24 %), les scientifiques passent beaucoup trop de temps à rédiger des dossiers, mais aussi à les évaluer. Il y a deux solutions. Soit un système à l’américaine avec des contrats plus importants sur le plan financier et des durées plus longues. Soit une revalorisation de la part de subventions de base des équipes de recherche. Mais cela nécessiterait une évaluation extrêmement rigoureuse pour financer les meilleures d’entre elles, et donc accepter d’en fermer ou d’en restructurer d’autres. Or aujourd’hui, cette évaluation n’est pas assez efficiente.

Ces points concernent l’ensemble de la recherche fondamentale et translationnelle. Dans la recherche médicale spécifiquement, il y a en plus un émiettement des structures de financement et donc des appels d’offres, ce qui ne permet pas d’avoir une vision stratégique globale et de faire travailler ensemble des scientifiques qui sont dans des silos différents. De plus, la recherche clinique est financée de façon opaque par les CHU, de manière totalement découplée de la recherche en amont. L’idéal serait de rassembler toutes ces capacités sous une même ombrelle, avec une vraie stratégie pour favoriser les ponts entre la recherche la plus fondamentale et celle la plus appliquée. Cela pourrait passer par une agence de programmation de la santé, confiée à l’Inserm.

En théorie, si on se fie aux annonces d’Emmanuel Macron, on pourrait évoluer dans le bon sens. Mais la mise en œuvre s’annonce complexe, avec un nombre d’interlocuteurs considérables, entre les universités, les CHU, les ARS, ou les différentes agences. Il faut donc s’attendre à de fortes résistances.

Combien d’argent faudrait-il en plus ?

La recherche publique représente moins de 0,8 % du PIB. En 2024, cela représente 32 milliards d’euros. Il faudrait atteindre de manière progressive 10 milliards de plus. C’est un choix politique. Quelle importance la recherche et l’université doivent-elles avoir pour l’avenir du pays ? C’est un investissement. Nous pouvons augmenter les impôts, ou faire des économies dans d’autres domaines. D’autres pays ont fait un choix différent du nôtre. Mais si nous voulons innover, il n’y a pas de miracle : pas d’innovation sans recherche. C’est une évidence, mais qu’il faut sans doute rappeler.

En Allemagne, il y a eu des équipes très performantes lors de la pandémie du Covid-19. Le virologue Christian Drosten était spécialiste des coronavirus. Ses confrères français sur le sujet n’étaient pas financés. Lui l’était et il a très vite développé des tests de dépistage. Et pour le vaccin, le couple Ugur Sahin et Ozlem Türeci travaillait à Mayence dans une structure de recherche appliquée utilisant l’ARN pour vacciner contre les cancers. Cette base leur a permis d’élaborer le vaccin Pfizer/BioNTech. On ne sait jamais d’où viennent les grandes découvertes. Il faut un maillage, mais on ne peut pas non plus donner de l’argent à tout le monde. Il faut donc un juste milieu.

Vous défendez dans votre livre le modèle néerlandais en matière de centres médicaux universitaires. Pourquoi ?

Nicolas Sarkozy n’a voulu qu’une seule personne pour diriger les CHU. Nous avons donc un directeur d’hôpital avec tous les pouvoirs, ce qui a l’avantage de la simplicité. Il s’agissait alors de rationaliser les coûts de santé. Mais ce système, entre autres défauts, a fait passer la recherche au second plan. Elle est pourtant bénéfique pour l’hôpital, car elle permet de s’assurer que les meilleurs médecins restent et a valeur de formation. La loi HPST devrait être réformée, pour augmenter le poids du corps médical dans les décisions. Mais il faudrait aller plus loin encore. L’esprit de la réforme de Robert Debré en 1958, c’était d’intégrer les trois missions du milieu hospitalo-universitaire : les soins, la recherche et l’enseignement. C’est exactement ce que font les Pays-Bas depuis vingt-cinq ans, avec succès ! Leurs centres médicaux universitaires, équivalents de nos CHU, ont un budget unique, géré par un triumvirat composé d’un médecin directeur des soins, d’un universitaire et d’un responsable de la recherche qui s’appuie sur une administration de qualité.

Le monde scientifique et celui des décideurs politiques et économiques se connaissent selon vous très mal en France. Pour quelles raisons ?

La vision de la plupart des dirigeants d’entreprise, mécènes potentiels, est que le financement de la recherche doit venir des impôts. Mais au-delà, on voit que la science ne fait pas partie de leur culture. Alors que la connaissance de la nature est de mon point de vue fondamentale et tout aussi stimulante que la culture artistique. En France, on ne met pas sur le même plan les biologistes Jacques Monod et François Jacob que Pablo Picasso et Albert Camus. Une grande majorité des Français ne les connaissent sans doute même pas.

Mais tout le monde connaît désormais Didier Raoult…

Vous parlez de gourous issus du monde de la recherche, mais qui l’ont abandonné. C’est l’anti-culture scientifique. Une partie du problème vient du fait qu’il y a une reconnaissance insuffisante de la valeur de la culture scientifique. Nos responsables politiques sont majoritairement des littéraires et des énarques. Même ceux passés par Polytechnique, comme Elisabeth Borne, s’ils ont entendu parler de maths et de physique, ne les ont jamais pratiqués. En Allemagne, Angela Merkel a fait une thèse de chimie. Là-bas, il y a eu plusieurs scandales de ministres ou de responsables qui avaient plagié leur thèse de science. Mais en France, on n’a pas besoin de thèse ! Nous n’accordons pas la même valeur à un doctorat scientifique qu’en Allemagne, dans les pays anglo-saxons ou en Chine. En Allemagne, deux-tiers des ingénieurs ont un doctorat. En France, il n’y a pas beaucoup d’ingénieurs-docteurs. Dans la plupart des conventions collectives, le doctorat n’est pas reconnu comme un diplôme. Si vous n’êtes pas dans le milieu de la recherche, une thèse ne sert à rien en France. Or, cette faiblesse de la culture scientifique a des conséquences directes sur les décisions politiques et économiques.

Que pensez-vous du nouveau Conseil présidentiel de la science annoncé par Macron ?

Je suis plutôt positif à ce sujet. Ce conseil, globalement, est composé de personnes de grande qualité, même si c’est un peu trop tourné, à mon goût, vers l’innovation. Donnons-lui sa chance. Si cela fonctionne, cela donnera l’occasion au président de la République d’entendre régulièrement parler de science. Après, cela ne révolutionnera pas l’organisation du système. Mais que de temps en temps le président entende parler des grandes questions scientifiques actuelles, c’est très bien.

Avec près de 130 000 exemplaires, Les Apprentis-sorciers de la généticienne Alexandra Henrion-Caude, devenue l’égérie des antivax, est le livre “scientifique” le plus vendu de 2023…

Il faut relativiser ces chiffres, car les gens se sont vaccinés en nombre. Mais ces ventes prouvent encore une fois le manque de culture scientifique d’une partie des Français, qui les empêche de comprendre qu’une corrélation n’est pas la même chose qu’une causalité, ou de cerner les ordres de grandeur. Ces éléments favorables à l’esprit critique ne sont pas assez enseignés à l’école. Le milieu journalistique aurait aussi besoin d’améliorer ses connaissances scientifiques.

Enfin, la communauté scientifique et médicale n’a elle-même pas été assez capable d’apporter la contradiction à des figures comme Didier Raoult, Luc Montagnier, Christian Perronne ou Alexandra Henrion-Caude. Nous n’avons pas été assez vigilants face à des personnes qui ont tenu des propos délirants. Nous aurions aussi dû collectivement réagir à la visite du président de la République à Didier Raoult en 2020. Pour l’avenir, cela doit nous servir de leçon. Je pense d’ailleurs qu’un conseil scientifique présidentiel aurait pu jouer un rôle positif et empêcher Emmanuel Macron d’apporter sa caution à Didier Raoult. Il faut en tout cas être présent, sur les réseaux sociaux notamment, parce que ces personnes sont potentiellement dangereuses. Mais nous ne devons pas les surestimer non plus. Les Français ont respecté le confinement et la vaccination. En dépit de ces gourous, nos compatriotes ont dans leur immense majorité fait ce qu’il fallait durant la pandémie.

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