Réindustrialisation : l’étrange désaveu d’un expert par l’exécutif

Réindustrialisation : l’étrange désaveu d’un expert par l’exécutif

On le sait depuis Sophocle : “Les mauvaises nouvelles sont fatales à celui qui les apporte” (Antigone). Bruno Bonnell connaît ses classiques. Dans une interview au Point, le 3 avril, le secrétaire général pour l’investissement, placé sous l’autorité de Matignon, s’est chargé d’exécuter lui-même le messager. “L’objectif de passer la part de l’industrie dans le PIB à 15 % en 2030 est parfaitement atteignable”, soutient mordicus l’ancien patron lyonnais, devenu, depuis deux ans, le chef d’état-major personnel d’Emmanuel Macron dans la “mère des batailles” : la réindustrialisation de la France.

Malheur, donc, à Olivier Lluansi, l’expert mandaté par Bercy qui doit rendre un rapport fin avril sur la relance industrielle tricolore. D’après ses calculs, l’horizon le plus “réaliste” serait de viser une industrie manufacturière autour de 12 % à 13 % du PIB, contre 10 % aujourd’hui, d’ici à… 2035. “Des experts, j’en ai 70 au secrétariat général pour l’investissement, cingle Bruno Bonnell, il y en a aussi des centaines chez nos opérateurs, sans oublier ceux de France Stratégie. Si Bruno Le Maire a confié une mission à Olivier Lluansi, cela ne l’intronise pas en seul spécialiste de l’industrie française […] Les experts comme Monsieur Lluansi raisonnent avec Excel. Je leur propose de rajouter des lignes et des colonnes à leurs tableurs !”

Concert de klaxons au sommet de l’Etat

La charge, sévère, est d’autant plus déroutante qu’elle vise l’un des meilleurs connaisseurs du sujet. Ancien élève de Polytechnique, ingénieur en chef des Mines, directeur de Saint-Gobain en Europe centrale, conseiller de François Hollande à l’Elysée puis délégué interministériel à l’industrie sous le premier quinquennat Macron, l’intéressé ne passe pas vraiment pour Charlot à l’usine.

Son tort ? Inviter l’exécutif à plus de pragmatisme dans l’appréciation des immenses défis que doit relever l’industrie française : compétitivité, productivité, attractivité. Et plaider pour une densification du tissu déjà existant, en soutenant davantage les PME, sur le modèle du Mittelstand allemand. Un discours malheureusement inaudible dans le concert de klaxons orchestré au sommet de l’Etat à chaque annonce de “giga usine” ou de “méga investissement” étranger.

Au cœur d’un dossier de l’Express largement commenté dans le milieu politico-industriel la semaine dernière, Olivier Lluansi livrait le constat suivant : “Ces gigafactories sont des symboles importants et font la fierté des territoires qui les accueillent. Mais le changement géopolitique à l’œuvre est-il si majeur qu’il justifie des subventions à 40 % de l’investissement ? La question se pose, sachant que ces sites ne feront pas la réindustrialisation à eux seuls”. A l’en croire, de telles usines représenteront au mieux 20 000 emplois directs, quand il en faudrait 500 000 dans la décennie à venir pour faire redécoller l’industrie.

Pour quelques phrases de cet acabit, qui n’ont pas eu l’heur de plaire en haut lieu, le voilà contraint de se murer dans le silence jusqu’à la finalisation d’un rapport dont tout laisse à penser, désormais, qu’il finira au panier. “Après l’argent magique, on nous sert la pensée magique”, déplore un industriel, consterné par la séquence. “La mère des batailles” est loin d’être gagnée. Mais elle a déjà fait une victime : la sérénité du débat.

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