Salon de l’agriculture, Macron annule le grand débat : récit d’une débâcle

Salon de l’agriculture, Macron annule le grand débat : récit d’une débâcle

Improvisation totale ? Orgueil démesuré à vouloir réunir des ennemis autour d’une même table ? Méconnaissance de l’ampleur de la colère agricole ? Un mélange des trois, sans doute. En décidant de convier les Soulèvements de la Terre au “grand débat” prévu en ouverture du 60e Salon international de l’agriculture, samedi matin 24 février, l’Elysée a ruiné d’entrée son initiative. Peu importe que l’invitation ait été promptement retirée dès le jeudi soir, quelques heures à peine après avoir été rendue publique, peu importe que l’Elysée ait tweeté ce vendredi midi qu’il s’agissait d’une “erreur faite lors de l’entretien avec la presse”, le mal était fait. Et en début de soirée, le couperet est tombé : le palais présidentiel annonce que le débat avec les agriculteurs est annulé. Pourquoi un tel revirement ?

D’abord, parce qu’en l’absence de la FNSEA, syndicat certes critiqué mais toujours majoritaire, le débat perd très largement de son intérêt. Ensuite, parce que l’initiative a montré les contradictions d’un exécutif capable, il y a quelques mois, de demander la dissolution d’un mouvement pour mieux le réintroduire dans le débat public en plein cœur de la crise agricole. Au risque d’étaler ses divergences, comme en témoignent les propos de Marc Fesneau, sur TF1 ce vendredi, le ministre de l’Agriculture ayant jugé “inopportune” l’invitation adressée aux Soulèvements de la Terre. Enfin, parce que ce couac de départ donne un excellent prétexte de prendre leurs distances à tous ceux qui ont intérêt au désaccord et à la colère, à tous ceux qui voulaient ne voir dans l’exercice qu’une “mascarade”. En début d’après-midi vendredi, Michel-Edouard Leclerc, dont l’exécutif souhaitait vivement la présence, a dénoncé “un coup de com” “pas au niveau de la situation” et posté sur X (ex-Twitter) un texte d’une rare violence à l’encontre du pouvoir. Loin, très loin de l’ambition d’Emmanuel Macron, qui s’imaginait déjà reprendre la main et apaiser les esprits à l’occasion de sa visite inaugurale.

Il y a l’écoute, les annonces et la manière. Triptyque indémêlable. Dans l’esprit du président, le macronisme correspond à une pratique du pouvoir singulière mêlant verticalité et engagement personnel sur des sujets trop sensibles ou trop sérieux pour laisser les autres – à commencer par son Premier ministre – à la manœuvre. Voilà des semaines qu’Emmanuel Macron l’observe, ce jeune locataire de Matignon, et ne se prive pas de commenter, comme nous l’avons raconté dans L’Express, sa capacité de négociation. Depuis une dizaine de jours, le chef de l’Etat semble convaincu de la nécessité de “mettre beaucoup de capital”, selon ses mots, dans le dossier. Et comme souvent depuis la crise des gilets jaunes, “mettre beaucoup de capital” se traduit par l’organisation d’un grand débat, exercice dont il raffole. Public et interlocuteurs sceptiques ou franchement critiques, sujets techniques, parfois ultra techniques… un cocktail qui donne à l’exercice des allures de montagne infranchissable et qui demande à l’intéressé un dépassement de soi, mais offre aussi la possibilité de surprendre. Le rêve.

“Un débat libre, ouvert et transparent”, dixit l’Elysée

Imaginé fin 2018 pour apaiser une colère sociale, ce format avait ensuite été utilisé en mars 2019 pour un échange avec les intellectuels, souvent sévères avec le président. Une méthode qui ressemble furieusement à l’atout qu’on extirpe de sa manche quand la partie paraît perdue. Pour la version 2024, au Salon de l’agriculture, le président semblait vouloir se faire médiateur. En invitant autour de la table l’ensemble du monde agricole, des syndicats aux grands distributeurs en passant par les industriels et même des responsables d’associations environnementales, il espérait parvenir à recréer le dialogue entre ces différents acteurs tout en traçant avec eux les objectifs pour l’agriculture de demain. “Le président souhaite que le débat soit le plus ouvert et donc le plus franc et direct possible. Il sera prêt à répondre aux différentes interpellations”, indiquait-on à l’Elysée lors de l’annonce de l’événement. “Ce sera un débat libre, ouvert, franc et transparent”, insistait-on, en souhaitant une discussion “à bâtons rompus, dans un état d’esprit républicain mais sans filtre”.

Le filtre, l’Elysée l’a créé lui-même en communiquant sur la participation des Soulèvements de la Terre au débat. Ce faisant, il a mis la FNSEA dans une situation impossible. Comment imaginer qu’Arnaud Rousseau qui avait publiquement et personnellement attiré l’attention du gouvernement sur le danger que constituait le groupe il y a seulement quelques mois se prêterait à l’exercice ? En juin 2023, après une action en Loire-Atlantique, il avait interpellé le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sur Twitter, évoquant une “urgence à agir” et pointant du doigt des “irresponsables qui défient les autorités et cherchent le chaos”. Alors que la question de l’eau et de “l’agribashing” est ultrasensible dans le monde agricole, le président de la FNSEA ne pouvait prendre le risque de s’afficher en train de discuter l’air de rien avec ceux qui sont considérés comme des “ennemis”. Surtout à quelques mois des élections aux chambres d’agriculture, prévues au début de 2025, alors que la concurrence s’annonce rude sur ce terrain, notamment avec la Coordination rurale qui tente de profiter de la colère actuelle pour progresser.

Eviter un nouveau couac

Au-delà du couac, l’épisode est révélateur de la limite de l’exercice proposé par l’Elysée. On était loin du format du grand débat époque gilets jaunes où, certes, il y avait des intermédiaires entre les occupants des ronds-points et le président de la République, mais des intermédiaires de proximité tels que les maires. En outre, l’exécutif avait pris soin de recueillir en amont la parole de la base dans les cahiers de doléances. Cette fois, l’équipe élyséenne a préféré réunir des acteurs institutionnels. Tous les invités envisagés pour samedi (dirigeants de la grande distribution, responsables syndicaux, représentants d’ONG…) se connaissent déjà très bien, ils échangent régulièrement dans des discussions en comités plus réduits, ils participent à des négociations les opposant les uns aux autres, ils ont l’habitude de ferrailler dans les médias. Faire croire qu’un débat public, même (ou surtout) en présence du chef de l’Etat, était de nature à rapprocher les positions d’acteurs aux intérêts si divergents et à la parole si construite était pour le moins naïf. Chacun aurait pu, certes, exprimer son point de vue, voire se servir du grand débat comme tribune, mais à trop laisser croire que de la confrontation naît la solution, l’Elysée prenait le risque de la pièce de théâtre maintes fois jouée qui finit par lasser.

Dans l’opinion publique, l’exercice aurait peut-être eu la vertu de mettre en lumière les responsabilités des uns et des autres dans la situation actuelle. Mais il aurait peiné à convaincre la base agricole, plus éruptive que jamais. L’Elysée n’avait pas apprécié que, fin janvier, Gabriel Attal sorte du cadre classique en rencontrant Jérôme Bayle sur son barrage, en Occitanie, et ne voulait pas donner le sentiment de contourner les corps intermédiaires comme la FNSEA. Mais en retenant le principe d’une rencontre institutionnelle, l’Elysée a donné le sentiment à la base de ne pas vouloir l’entendre. Une base qui ne se sent pas toujours représentée par ses syndicats et qui a envie de jouer sa petite musique. Une base aux revendications multiformes qui aimerait que l’on écoute ses angoisses et ses besoins. Revenus pour les uns, règlements phytosanitaires pour les autres…

Les desiderata ne sont pas les mêmes pour les producteurs d’endives du nord de la France qui subissent de plein fouet la hausse du prix de l’énergie et pour les éleveurs du Sud-ouest dont les bovins sont victimes de la maladie MHE. Sur des questions aussi concrètes que celles-là, mais aussi et peut-être surtout sur le malaise et le mal-être plus diffus qui imprègnent les campagnes, le grand débat n’aurait sûrement pas apporté de réponse. Les multiples propositions, mesures, reculs du gouvernement depuis le début de la crise début janvier le montrent : la colère est d’une autre nature. Samedi, Emmanuel Macron aura une ultime occasion de prouver aux agriculteurs qu’il les a compris, lors de sa déambulation dans les travées du Salon. A condition de bien choisir ses mots. A condition d’éviter un nouveau couac.

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