Santé mentale des jeunes : ” La crise du Covid a accentué le nombre de faux remèdes à l’anxiété”

Santé mentale des jeunes : ” La crise du Covid a accentué le nombre de faux remèdes à l’anxiété”

Les chiffres sont plus qu’alarmants. Selon une étude publiée lundi 5 février par Santé publique France, sur la base d’une enquête menée par téléphone en 2021 auprès de plus de 24 000 personnes, 7,2 % des 18-24 ans interrogés ont déclaré avoir déjà eu des pensées suicidaires – contre 3,3 % en 2014, soit une augmentation de plus de 50 % en dix ans. La santé mentale des jeunes femmes semble particulièrement affectée : 4,8 % d’entre elles ont reconnu avoir songé au suicide en 2021, contre 3,5 % des hommes du même âge. Les tentatives effectives de suicide ont également fortement augmenté dans cette tranche d’âge : en 2017, 6,1 % des 18-24 ans déclaraient avoir déjà tenté de mettre fin à leurs jours, contre 10,8 % en 2021.

En parallèle, des chiffres comparables touchent les jeunes adolescents. La troisième édition du baromètre des adolescents, publié le 29 janvier dernier par Ipsos et la structure “Notre avenir à tous”, illustre un mal-être persistant chez les 11-15 ans, dont 49 % se disent touchés par des troubles de l’anxiété, et 13 % admettent avoir déjà eu des idées suicidaires. Priscille Gérardin, pédopsychiatre et cheffe du pôle psychiatrie enfants adolescents au CHU de Rouen et au CH du Rouvray, évoque une situation “extrêmement inquiétante” pour les adolescents et jeunes adultes, dont elle voit les troubles anxieux “exploser” depuis le Covid.

L’Express : Les chiffres présentés par Santé publique France et le dernier baromètre des adolescents sont impressionnants. Observez-vous une telle augmentation de la détresse chez les adolescents et jeunes adultes sur le terrain, à Rouen ?

Priscille Gérardin : Je confirme l’ampleur de ces chiffres, qui sont extrêmement inquiétants. Le nombre de jeunes que l’on voit “débarquer” aux urgences dans une situation de désarroi total ne fait qu’augmenter, et ces pathologies durent dans le temps. Avant la pandémie, il n’était déjà pas possible de prendre suffisamment en charge les adolescents sur le plan psychiatrique, et cette situation continue de se détériorer – amenant aux chiffres publiés par Santé publique France sur la situation des jeunes adultes. À titre d’exemple, entre 2019 et 2023, nous avons observé un doublement du nombre de passages aux urgences pédiatriques pour un motif “santé mentale” dans mon établissement.

Par quoi se traduisent notamment ces troubles ?

Certains jeunes alertent eux-mêmes sur leurs difficultés, d’autres sont mis en relation par leurs familles, leur lycée, ou l’aide sociale à l’enfance via les foyers. On a vu exploser les troubles anxieux et dépressifs, mais aussi les idées suicidaires, les tentatives de suicide, les troubles du comportement alimentaire [TCA], les situations de violences ou de maltraitances. Quand ils arrivent aux urgences, ces jeunes sont la plupart du temps dans une vraie situation d’impasse, avec plus souvent côté garçons, des troubles externalisés comme des fugues, scarifications, troubles du comportement, entre autres, et côté filles, plus de dépressions, de tentatives de suicide…

Comment expliquer selon vous une telle augmentation de ces troubles ?

Evidemment, la crise sanitaire et la crise sociétale qui a suivi ont exacerbé ces troubles. Quelque chose est venu percuter directement la trajectoire développementale des adolescents et jeunes adultes, au moment même où ils avaient le plus besoin de sortir du cercle familial et de prendre confiance en leur capacité et en leur avenir. Ils ont été ramenés de force au sein de ce cercle familial, avec tout l’isolement social que cela implique. On a pensé à tort que cette tranche d’âge ne serait pas concernée par les difficultés mentales liées au Covid, qu’ils ne souffriraient pas vraiment de l’isolement, notamment grâce aux réseaux sociaux. On s’est vite rendu compte que ce n’était pas le cas : rien ne remplace les expériences sociales et relationnelles dans la réalité, et la pandémie a durablement entravé cette dynamique de développement de l’adolescent, qui a besoin de découvrir d’autres expériences que celles vécues à l’intérieur de la famille. En parallèle, certains jeunes ont été pointés du doigt, culpabilisés lorsqu’ils ont essayé de sortir, par exemple, comme si le monde avait oublié que l’adolescence, c’est aussi la transgression.

Et puis il ne faut pas sous-estimer la violence de la réouverture au monde, autant sur le plan sanitaire que sociétal, avec cette angoisse diffuse et ambiante – que portent aussi les adultes – vis-à-vis de la guerre en Ukraine et au Proche-Orient, de la crise climatique, de la crise économique. Ces violences, largement mises en exergue par les médias et sur les réseaux sociaux, créent un sentiment d’insécurité lié à de grandes interrogations sur l’avenir, qui peuvent être dangereux pour les jeunes les plus fragiles.

Les réseaux sociaux aggravent-ils justement ce mal-être des plus jeunes ?

Tout n’est pas noir ou blanc. Les réseaux sociaux ont permis de rendre l’isolement un peu plus supportable, et ont probablement maintenu beaucoup d’adolescents dans un certain échange social. Mais il y a aussi eu des effets négatifs. L’augmentation des troubles du comportement alimentaire dans la période Covid, par exemple, et qui continue, s’explique notamment par les réseaux sociaux : certains internautes ont été très actifs sur le sujet, interpellant les jeunes sur le risque de prise de poids, les conséquences de l’arrêt du sport, la relation avec la nourriture, qui s’est retrouvée au centre des discussions familiales. Au travers de ce que nous disent les adolescents, on perçoit bien qu’il y a eu un aspect protecteur des réseaux sur les relations sociales, mais aussi une mise en exergue de certains risques.

Craignez-vous une augmentation des addictions chez les plus jeunes depuis le Covid ?

La crise a en tout cas accentué le nombre de faux remèdes à l’anxiété, via notamment la prise de toxiques, et leur mise à disposition. On peut tout à fait supposer que plus les jeunes iront mal, plus ils auront tendance à trouver des solutions via la prise de médicaments, de drogue ou d’alcool, voire de régimes restrictifs, qui les soulagent dans un premier temps. Certains ados ont pu nous dire : “Heureusement que j’avais du shit, sinon, je me serais foutu en l’air”. Ce sont des espèces de colmatage de brèches, qui sont un piège, et peuvent entraîner une surenchère très néfaste pour ces jeunes. Cela ne doit pas faire oublier pour autant que beaucoup de jeunes vont bien, et que les chiffres globalement de recours aux toxiques s‘améliorent sur un certain nombre de paramètres.

Selon Santé publique France, les jeunes femmes sont les plus touchées par ces troubles. Pourquoi ?

Il faut prendre ces chiffres avec des pincettes, car les expressions des troubles ne sont pas les mêmes chez l’homme ou chez la femme. Pour le comportement alimentaire par exemple, une jeune fille débutant un épisode d’anorexie mentale va à un moment inquiéter ses proches, ce qui amène à une consultation aux urgences en raison de la dénutrition. Un garçon à l’inverse, aura plus tendance à se muscler à la salle de sport, en hyper-investissant l’activité physique, ce qui n’alerte personne sur son niveau d’anxiété et le développement de la maladie, alors que les risques peuvent être les mêmes si c’est un surinvestissement pathologique. Idem sur les tentatives de suicide, qui touchent en effet plutôt les filles, alors que les suicides touchent plutôt les garçons – notamment parce que les filles vont plutôt utiliser des médicaments, quand les garçons utiliseront des armes à feu. Il y a enfin des aspects sociologiques qui doivent être pris en compte : les jeunes filles, et c’est une très bonne chose, s’autoriseront plus à alerter et aller chercher de l’aide en cas de pensées suicidaires, lorsque les garçons communiquent beaucoup moins sur le sujet, et auront des modalités d’expression et de passage à l’acte différents.

Sur quoi faut-il travailler, selon vous, pour que la psychiatrie française soit à la hauteur de cette augmentation du mal-être chez les jeunes ?

Il faut investir de manière massive sur cette génération qui est notre futur, via, pour ceux qui sont en difficultés, la prévention, la recherche en psychiatrie et santé mentale, et dans les soins. Il faut s’assurer que dans toutes les régions, il y ait des dispositifs de prise en charge avec tous les maillons de la chaine, allant de lieux d’accueil et prise en charge comme les Maisons de l’adolescent, jusqu‘à des lieux d’hospitalisation, en passant par des lieux intermédiaires comme les “soins-études” ou “l’internat thérapeutique“, qui permettent d‘allier scolarité et soin pour les adolescents et jeunes adultes. Trop sont actuellement déscolarisés ou en panne sur leur dynamique post-bac. Nous espérons que la priorité annoncée sur la santé mentale des jeunes va se traduire par cette couverture régionale partout en France.

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