Sébastien Bazin – Aissata Fane, le grand patron et la jeune entrepreneuse : “On a le même problème”

Sébastien Bazin – Aissata Fane, le grand patron et la jeune entrepreneuse : “On a le même problème”

On dit souvent que les groupes français, contrairement à leurs homologues allemands, ne savent pas “chasser en meute”. En clair, qu’ils oublient d’embarquer dans leurs projets, notamment à l’export, les PME ou les TPE du pays, faute de bien les connaître. Pour créer du lien entre ces deux mondes, l’Association française des entreprises privées (Afep) organise depuis quelques années un événement original, le Top Afep. Durant une matinée, une quarantaine de patrons en vue reçoivent en face-à-face 300 dirigeants de petites entreprises, venus de toute la France. L’occasion de parler marché, produit, innovation. Discuter d’un éventuel partenariat. Ou simplement demander conseil. “Des conversations d’égal à égal, entre chefs d’entreprise”, insiste Stéphanie Robert, la directrice générale de l’Afep.

Aissata Fane, 28 ans, a créé en 2019 la chaîne de restaurants francilienne Savane & Mousson avec son associé Julien Doan, rencontré sur les bancs de l’EM Lyon. Sélectionnée pour la 6e édition du Top Afep, qui se tiendra le 16 mars à Paris, elle a demandé à voir Sébastien Bazin, le PDG d’Accor. L’Express les a fait se rencontrer en amont, pour comprendre ce que le patron du 6e groupe hôtelier mondial – 822 000 chambres, 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier – peut bien avoir à raconter à une jeune entrepreneuse partie de rien, mais pétrie d’ambitions. Un dialogue savoureux.

L’Express : Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre parcours et de votre société ?

Aissata Fane : Savane & Mousson est un concept inédit qui fusionne les cuisines d’Afrique et d’Asie. Après mes études à l’EM Lyon et à Sciences Po Paris, puis un stage dans le conseil en stratégie, nous avons décidé avec Julien Doan, qui travaillait, lui, dans la banque, de nous lancer dans la restauration…

Sébastien Bazin : Au chagrin de tes parents, je suppose ?

A.F : Ils n’ont pas vraiment compris. Je suis la quatrième d’une fratrie de sept enfants. Mes parents n’ont pas fait d’études, c’était compliqué pour eux de m’accompagner pendant ma scolarité. Et plus encore, d’accepter ce virage de carrière. A présent, ça va mieux. Nous avons commencé en avril 2019, juste avant le Covid…

S.B : Le timing parfait (Rires) !

A.F : Mais on a tenu bon ! Nous avons aujourd’hui quatre établissements en Ile-de-France, nous employons une vingtaine de personnes, pour plus de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires. Savane & Mousson est né de la rencontre entre nos cultures. Julien est d’origine vietnamienne, moi, malienne.

S.B : Vous êtes complémentaires ?

A.F : Oui. Je m’occupe de l’organisation, des ressources humaines, du marketing. Lui, des chiffres, du développement et des opérations. C’est le plus visionnaire de nous deux. Au début, quand on faisait la plonge et le ménage, il n’arrêtait pas de me dire : “Tu verras, on aura bientôt tant de restaurants, tant de revenus…”

S.B : Parle-moi du business model. Quel est le ticket moyen ? La marge ?

A.F : Nous avons débuté avec une activité de traiteur, sans magasin en propre parce que c’était trop coûteux d’un point de vue capitalistique, en ciblant les entreprises. On a eu la chance de travailler rapidement pour Facebook, le Crédit Agricole ou l’ambassade des Etats-Unis, ce qui nous a donné de la visibilité. Le repas traiteur est à 40 euros par personne environ, avec la boisson, ce qui nous a permis de dégager une marge autour de 80 %…

S.B : Sans vous verser de salaire évidemment…

A.F : Oui.

S.B : Parce que traiteur, on connaît bien chez Accor, on possède Potel & Chabot. Une fois que tu as payé tous les coûts fixes, si tu t’en sors avec 10 ou 15 % de marge, tu es le roi du monde.

A.F : Notre laboratoire central, où travaillent les employés qui réalisent nos bouchées traiteur, fournit aussi nos restaurants, donc on mutualise les coûts.

S.B : C’est bien, ça.

A.F : Mais ce labo est trop petit aujourd’hui, il est configuré pour cinq points de vente maximum. Or, notre ambition, c’est d’en ouvrir 30 autres dans les cinq prochaines années. En plus de ce volet traiteur, on possède des restaurants à Enghien-les-Bains, dans le Val-d’Oise, à Saint-Maur-des-Fossés, dans le Val-de-Marne, et à Paris dans le XIe arrondissement et, depuis peu, dans le Xe.

S.B : Combien de couverts ?

A.F : A Paris, 80 couverts. A Enghien, 120 couverts, cinq soirs par semaine, avec les brunchs du dimanche. Le ticket moyen, entrée-plat, est de 35 à 40 euros le soir, 20 à 25 euros le midi.

S.B : Vous mêlez les deux influences, Afrique et Asie, dans le même plat ?

A.F : Oui, notre promesse, c’est “deux continents en une seule bouchée”.

S.B : Pas mal ! Comment tu gères les invendus ?

A.B : On les donne à une association qui les redistribue à des étudiants en difficulté.

L’Express : Quelles sont les autres solutions, dans le secteur, pour limiter le gaspillage ?

S.B : C’est compliqué. Avec l’intelligence artificielle, les équipes travaillent actuellement sur des systèmes qui flashent les plats lorsqu’ils reviennent en cuisine et permettent de corriger la carte en quelques jours. Si tel produit ne s’est pas vendu pendant une semaine, ça ne sert à rien de le remettre au menu. Pour un groupe comme Accor, c’est un enjeu gigantesque : nous avons encore trop de gaspillage alimentaire et des objectifs ambitieux pour le réduire.

A.F : On a beaucoup réfléchi à nos méthodes de stérilisation, notamment sur nos sauces, pour les produire en grande quantité. Elles peuvent se garder trois mois, et sont produites à la demande. Le reste, c’est du frais.

S.B : La restauration est l’un des métiers les plus difficiles qui soient. Il faut du personnel, maîtriser la chaîne du froid, gérer des denrées périssables… Dans ta gamme de prix, tu as, en outre, peu de pourboires, donc tes employés en salle ne peuvent pas compter là-dessus. Accor opère plus de 10 000 restaurants. Quand j’en ai pris la tête, il y a dix ans, le groupe perdait 100 millions d’euros par an sur cette activité. Nous sommes de très bons hôteliers, on sait vendre une chambre, mais dans l’alimentaire, nous n’étions pas suffisamment experts. Il a fallu faire la révolution en interne, redonner une noblesse à ce métier. Et puis, les équipes y ont pris goût, se sont développées avec l’intégration de groupes indépendants, comme Paris Society ou Potel & Chabot.

Es-tu capable de passer de quatre points de vente à une trentaine ? Probablement. Mais commence par densifier le territoire qui est à moins d’une heure de ton labo, de manière à faire le tour de tes restaurants dans la même journée. Quand tu vas vouloir t’installer à Lille, à Toulouse ou à Marseille, c’est là que les choses vont se corser. Parce que tu seras obligée de multiplier les labos. Le meilleur moyen de te développer à l’échelle de la France, c’est la franchise. C’est ce qu’on fait Paul Dubrule et Gérard Pélisson, les fondateurs d’Accor en 1967. Très vite, ils ont ouvert les Ibis, les Novotel, les Mercure à des franchisés.

A.F : On a déjà documenté nos process en ce sens. Tout le manuel opératoire de l’entreprise est prêt.

S.B : Tu ne pourras devenir franchiseur qu’après avoir essuyé tous les plâtres. C’est cette expérience que tu vendras aux franchisés, en plus de ta marque.

A.F : Comment faites-vous pour recruter plus de 100 000 personnes par an ? Dans le service en salle, nous avons beaucoup de mal à trouver des employés qui habitent près du restaurant, ce qui est indispensable pour gérer les coupures ou les heures supplémentaires. Et quand on y parvient, la plupart d’entre eux ne restent pas plus de huit mois…

S.B : Tu as donc les mêmes difficultés que nous, soit 25 à 30 % de turn-over sur l’année.

L’Express : C’est juste une question de salaire ?

S.B : Non. Il y a la fatigue d’être debout tout le temps. Et une forme de refus du risque. Beaucoup de gens partent du jour au lendemain, sans forcément avoir trouvé un point de chute, attendent deux mois, recommencent ailleurs… C’est très étonnant. Pour les retenir, je ne vois que deux leviers. Dans les restaurants haut de gamme, avec un ticket moyen entre 80 et 100 euros, les convives laissent entre 10 et 20 euros de pourboire. Sur le mois, le personnel de salle peut alors doubler son salaire. Sinon, il faut valoriser le fait que tu donnes sa chance à quelqu’un, en lui apprenant un métier. Certains disent merci et restent cinq ans. D’autres décident de voguer.

Ce qu’on essaye de faire chez Accor, c’est de mettre l’accent sur l’intérêt du “care”, de prendre soin des autres. Insister sur la pâte humaine de ce métier et dire aux futures recrues : “Vous allez vivre une multitude d’imprévus et d’interactions en une seule journée, ce sera plus enrichissant que de travailler chez vous, seul, devant un écran.” On doit prendre le contrepied des métiers qui n’ont pas nos contraintes, mais qui enferment les gens dans une bulle. Bref, jouer sur cette quête de sens. A condition, ensuite, de donner une véritable autonomie aux salariés dans le restaurant. Plus on responsabilise, plus ça marche.

Je le répète souvent aux équipes : quand vous devez prendre une décision, respectez l’ordre suivant. D’abord, l’estomac : que me dit mon instinct ? Ensuite, le cœur : en quoi cette décision a un impact, positif ou négatif, sur la personne à laquelle on l’impose ? Et le cerveau, enfin, qui donne la temporalité. Tout cheminement inverse est une catastrophe. Si vous suivez cette voie, 8 fois sur 10, ce sera la bonne décision.

A.F : Mais comment entretenir la motivation du personnel ?

S.B : Notre atout, c’est la mobilité interne. Accor a 46 marques, présentes dans plus de 120 pays. Il faut bien sûr assurer des salaires corrects mais ça ne suffit pas. Le seul moyen de faire accepter la pénibilité de ces métiers, c’est de permettre d’évoluer dans les grilles salariales et dans les postes. En passant de commis de cuisine à premier de cuisine. De chef de rang à maître d’hôtel. Certains de nos collaborateurs, qui sont là depuis vingt ans, ont exercé dix métiers, dans cinq marques différentes et autant de pays. Or, pour offrir un parcours de carrière, il faut une taille critique.

Paul Dubrule et Gérard Pélisson avaient résolu ce problème en adoptant le schéma suivant : tous leurs franchisés étaient d’anciens collaborateurs. Regarde autour de toi, dans tes équipes. Et dis aux plus motivés : ouvre un Savane & Mousson dans ta ville natale, prends 40 %, j’en prends 60 %. Et tu me paieras les 60 % sur cinq ans. Tu verras, 1 sur 2 sera ravi de prendre le risque avec toi. Tu as étudié la concurrence ?

A.F : Bien sûr, on a décortiqué le marché avant de se lancer. Nos concurrents, ce sont les restaurants africains ou asiatiques. Mais nous sommes les premiers, et les seuls, à proposer cette fusion culinaire. Qu’on fait également découvrir grâce à l’activité de traiteur événementiel. Pour la Française des jeux, on a servi récemment 1 200 personnes. Ce sont de futurs clients potentiels. Pour autant, on réfléchit à passer d’une stratégie de destination – les gens viennent chez nous exprès, parce qu’ils ont entendu parler de la marque – à une stratégie de passage, avec des emplacements n° 1, en centre-ville.

S.B : Les banques vous suivent ou elles font la sourde oreille ?

A.F : On a beaucoup de chance. En 2019, Julien et moi avons remporté un concours organisé par le Crédit Agricole. C’est devenu notre partenaire bancaire, il nous accompagne sur tous nos projets. On pourrait continuer à se financer ainsi, avec des prêts d’honneur ou des prêts d’excellence. Mais aujourd’hui, si on veut passer au format franchise, il faut qu’on change d’échelle.

S.B : La question de l’actionnariat est la plus épineuse, parce qu’il n’y a pas de recette miracle. Le mariage à deux, c’est déjà compliqué. Le mariage à trois, c’est souvent un échec. Il faut que tu prennes contact avec les équipes de Raise. C’est un fonds à impact, qui consacre 50 % de ce qu’il gagne à des actions philanthropiques, et dans lequel beaucoup de grands groupes, dont Accor, ont investi. Leur but est de soutenir des entrepreneurs, en jouant un rôle de “grand frère”. Ils sont très sélectifs, recherchent un vrai savoir-faire, une valeur ajoutée, un concept différenciant. Mais ils laissent les manettes aux fondateurs. Je peux t’aider à les rencontrer.

A.F : Avec plaisir ! Nous avons déjà été approchés par un très gros groupe. Ils nous proposent autour de 4 millions d’euros, pour 20 % du capital.

S.B : Bravo, c’est joli comme valeur créée en cinq ans ! Et tu en penses quoi ?

A.F : 20 %, c’est beaucoup non ?

S.B : Lorsqu’on prend moins de 10 % dans une entreprise, généralement, on ne s’implique pas. Or, tu as besoin d’un appui solide. Après, si tu fais entrer un associé à hauteur de 20 ou 25 %, tu vas devoir t’engager sur un business plan à cinq ans. Personne n’atteint jamais ses prévisions, on se trompe toujours de 30 %, en bien ou en mal. Sauf que là, tu vas devenir redevable à celui qui investit sur la base de ce business plan.

Pour s’éviter des ennuis, il vaut mieux minorer la valeur de sa boîte à l’entrée, de manière à se laisser une marge de sécurité sur la non-atteinte de ses objectifs. L’erreur que font beaucoup de créateurs d’entreprise, c’est de se laisser griser par une valorisation initiale importante. Et lorsque les choses vont mal, ils ne comprennent pas qu’on leur demande de partir. Bon, il faut absolument que je goûte tes plats (Rires). C’est la seule manière de voir leur qualité, leur différence. Et pour les Jeux olympiques, vous ne faites rien ?

A.F : Si, on a remporté un appel d’offres : une prestation de traiteur pour les épreuves de golf.

S.B : Mais tu gagnes tous les prix ! Le golf, ce sera à Saint-Quentin-en-Yvelines. On a un Novotel là-bas. Si tu as besoin d’accéder à une hotte, fais-moi signe !

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