Shein, les secrets bien cachés d’un empire chinois : enquête sur une machine à cash

Shein, les secrets bien cachés d’un empire chinois : enquête sur une machine à cash

Sur les réseaux sociaux, la marque suscite une frénésie consumériste comme on en a rarement vu. Chaque jour, des cohortes d’influenceuses se filment en train d’ouvrir pochettes ou cartons. S’en échappent des flopées de sachets translucides siglés Shein, contenant leurs trouvailles. Crop tops fleuris, verts, bleus, jupes, vestes, mais aussi faux cils, perruques, bijoux, babioles… Tout y passe dans ces séances de déballage devenues rituelles. Cumulées, ces vidéos dépasseraient 10 milliards de vues sur le seul réseau social TikTok. Un des nombreux records que collectionne l’entreprise chinoise d’ultra-fast fashion aux 10 000 salariés.

Le nom du mystérieux fondateur de Shein, Xu Yangtian – aussi connu sous le nom de Chris Xu – apparaît en 2008 dans les registres des entreprises de Nanjing (Nankin), non loin de Shanghai. Un temps, ce professionnel du marketing en ligne semble chercher la bonne formule, avant que les contours de Shein ne s’affinent au tournant des années 2010. C’est à ce moment qu’il s’oriente sur la vente en ligne de vêtements et d’accessoires, en poussant deux curseurs de la mode éphémère plus loin que jamais : la démesure de l’offre et les prix ultra-bas. En moyenne, l’entreprise dit mettre en ligne chaque jour 8 000 nouveaux modèles, encore un record. Sur le site et l’application mobile de la marque, les produits sont vendus à des tarifs défiant toute concurrence : tee-shirt moulant à 4,99 euros, robe rose bonbon à 10,99 euros…

Tout juste confectionnés, à peine emballés, les habits de Shein s’envolent aux quatre coins du monde. Et ça marche. En quelques années, elle s’est imposée comme un acteur majeur du textile aux Etats-Unis et en Europe, ses deux premiers marchés. Une Zara 2.0, 100 % numérique et née en Chine, ce qui n’avait rien d’évident : “Avant Shein, le pays ne possédait pas de marques de textile d’envergure mondiale comme les autres pays asiatiques. La Chine ne parvenait pas à saisir les goûts des consommateurs, en particulier ceux d’Europe occidentale et d’Amérique. Shein a résolu le problème”, avance John Deighton, professeur émérite à la Harvard Business School.

En Bourse, plutôt New York ou Londres ?

Le Financial Times estime qu’en 2023 le rouleau compresseur chinois a plus que doublé ses bénéfices, pour atteindre la bagatelle de 2 milliards de dollars. Le chiffre n’a pas été confirmé par Shein, peu encline à la transparence. Depuis sa création, la société n’a jamais communiqué sur ses résultats financiers, laissant le champ libre aux spéculations. Reste que la performance rapportée par le quotidien britannique reléguerait la suédoise H&M au rang de petite joueuse et rapprocherait la chinoise du mastodonte espagnol Inditex – et de sa célèbre marque Zara – en matière de profits.

D’autant que Shein ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin. Ces derniers mois, les rumeurs vont bon train autour d’une possible introduction en Bourse. Le scénario paraît d’autant plus crédible que la société a incidemment déménagé son siège à Singapour. Aux Etats-Unis, alors que les tensions commerciales avec la Chine sont aiguës, la perspective d’une introduction à Wall Street a été accueillie fraîchement. D’où l’hypothèse d’un repli sur la City. En février, le ministre des Finances britannique Jeremy Hunt aurait rencontré le président exécutif de Shein, Donald Tang. Manière de sceller le deal ? Le cabinet du ministre conservateur insiste sur le fait que la décision finale ne lui revient pas, tout en se disant “fier que Londres ait toujours été considérée comme un hub pour l’introduction en Bourse d’entreprises internationales”. Pas un hasard : “La Bourse de Londres perd de nombreuses sociétés au profit des Etats-Unis. Elle serait heureuse d’en accueillir une si grande”, garantit Maureen Hinton, consultante indépendante spécialiste du retail au Royaume-Uni.

Shein se décidera-t-elle à lever un bout de l’épais voile qui l’entoure pour mener à bien son introduction en Bourse ? L’ogre chinois attendrait en tout cas beaucoup de l’opération : une valorisation de 80 à 90 milliards de dollars, selon les indiscrétions recueillies par Bloomberg fin 2023. De quoi lui permettre de vendre toujours plus, d’abord grâce à des méthodes de marketing agressives. “Shein est spécialiste des incitations à consommer. Ses plateformes regorgent de comptes à rebours ou de roues à actionner qui poussent à l’achat”, détaille Pierre Condamine, chargé de campagne pour Les Amis de la Terre. Et ce, quitte à parfois tromper les acheteurs. Selon l’ONG suisse Public Eye et la Fédération romande des consommateurs, Shein était de loin le site de mode recourant le plus aux dark patterns en 2022. Ces ficelles numériques au nom menaçant visent à manipuler les clients en les poussant à consommer, par exemple en abusant de pop-up proposant des codes de réduction à durée limitée.

TikTok, un allié de taille

Sa percée, la marque la doit aussi beaucoup à un allié de taille : TikTok. “Elle a été portée par l’envolée du réseau social chinois. Peu savaient encore l’utiliser à l’époque”, convient Yann Rivoallan, le président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin (FFPAPF). Grâce à une armée de petits et moyens influenceurs comptant de 10 000 à 100 000 abonnés, Shein inonde la plateforme de ses produits et touche les plus jeunes. Pour ce faire, elle n’hésite pas à dépenser des centaines de millions de dollars en publicité. D’après une étude de Sensor Tower, elle a intégré au troisième trimestre de 2023 le top 10 des entreprises les plus dépensières aux Etats-Unis. Chez Meta, propriétaire de Facebook, Instagram et WhatsApp, Shein est le troisième plus gros annonceur derrière sa concurrente Temu et le leader Amazon.

Une addiction au numérique qui transparaît dans l’ensemble du processus de fabrication. “Shein a réussi à craquer le code en inventant une nouvelle façon de fonctionner”, s’émerveille Sandrine Zerbib, spécialiste du commerce en Chine. En matière de design, le groupe prétend que ses équipes créent tous les produits. La réalité est toute autre : seul un ordinateur peut générer 8 000 produits par jour. “Shein emploie quelques designers, mais dispose surtout d’un algorithme ultra-performant mis au point par Syte. Il agit comme une véritable tête chercheuse, capable de repérer les grandes tendances comme les produits peu courants”, assure Audrey Millet, chercheuse à l’université d’Oslo. Contactée, cette société israélienne n’a pas donné suite. Mais une vidéo postée sur son site confirme des liens avec Shein : Syte y montre l’intérêt de sa solution de “recherche visuelle” pour les clients désireux de dénicher la pièce rêvée dans un océan de nouveautés.

“On n’a encore jamais rencontré une entreprise de cette échelle avec autant d’automatisation. Les chiffres laissent supposer que Shein fait preuve d’une grande efficacité dans l’identification des tendances”, abonde Frédéric Glaize, conseil en propriété industrielle au sein du cabinet Plasseraud IP. Quitte à glisser vers le plagiat. H&M, Levi’s, Uniqlo… Les plaintes pour contrefaçon pullulent, surtout aux Etats-Unis. Même Zara, qui avait plutôt l’habitude de figurer sur le banc des accusés, en fait les frais. “Le nombre d’assignations est relativement important, avec déjà des condamnations. C’est un peu inhabituel, car le temps judiciaire est souvent long”, convient l’avocat.

Les élus de l’Assemblée nationale ont voté jeudi 14 mars à l’unanimité un projet de loi pour limiter la développement en France de la mode éphémère, aussi appelée fast fashion.

Des conditions de travail peu reluisantes

Face à cette fronde, Shein provisionne des millions de dollars. Mais la facture pourrait vite grimper, dans la mesure où chaque affaire aux Etats-Unis peut représenter un budget de 1 à 2 millions de dollars, selon les estimations de Frédéric Glaize. Dans le même temps, le groupe teste un système de marketplace dans plusieurs pays. Un outil bien pratique pour se dédouaner des nombreuses accusations, dont celles de plagiat, qui pèsent sur lui – mais qu’il préfère présenter comme un moyen de développer de nouvelles catégories de produits et de vendre son modèle commercial à des tiers. De quoi rassurer les investisseurs en vue d’une introduction en Bourse ? “Shein cherche des sources de revenus qui ne sont pas aussi critiquables que par le passé”, confirme John Deighton.

D’autant que le plagiat n’est pas le seul grief formulé à son encontre. Côté fabrication, Shein s’illustre par la confection de chaque nouveauté en petits volumes, avec des lots de 150 à 200 unités. Si les modèles plaisent, la production est doublée, voire triplée, et ainsi de suite. “On est passé d’un modèle prédictif à un modèle en temps réel”, observe Yann Rivoallan. Entre le design d’un vêtement et sa mise en vente s’écoule à peine une dizaine de jours. “Nos niveaux de stocks sont ainsi extrêmement bas. Cela se traduit par des économies importantes pour nos clients”, se félicite Peter Pernot-Day, le directeur de la stratégie de Shein.

A en croire Nicolas Jin, le cofondateur du fonds First Bridge Ventures, la société ne fait qu’appliquer des recettes déjà répandues dans son pays natal : “Shein n’a fait que reproduire ce qui existait déjà sur le marché chinois en l’amenant aux clients étrangers [NDLR : il ne vend pas ses produits en Chine]. Si ses prix sont aussi faibles, c’est parce qu’il existe une énorme concurrence en Chine, plus de 40 000 usines textiles de tailles différentes et plus de 7 millions d’entreprises manufacturières.” La marque fait travailler 5 000 petits et moyens fournisseurs dans le pays. Notamment à Guangzhou (Canton), la troisième ville en population, située au nord de Hongkong, où une poignée de médias ont fait état de conditions de travail peu reluisantes.

“Shein se fournit auprès de nombreux ateliers informels, où les conditions de sécurité sont problématiques. Ces structures emploient généralement quelques dizaines d’ouvriers, qui doivent être ultra-flexibles, pour la plupart rémunérés à la pièce. S’ils peuvent gagner jusqu’à l’équivalent de 1 330 euros par mois, ils travaillent environ soixante-quinze heures par semaine, avec souvent un seul jour de congé par mois”, assure Géraldine Viret, la responsable média de Public Eye, dont des enquêtrices ont aussi infiltré la galaxie de sous-traitants. “Nous avons réalisé 2 800 audits en 2022. Lorsque nous constatons des violations, nous prenons des mesures immédiates pour corriger le problème, quitte à licencier le fournisseur”, rétorque la direction. Et de jurer “entretenir des liens étroits avec les fabricants sous contrat”, tenus de se plier à “une déclaration de principes” et de “signer un code de conduite interdisant le travail forcé”.

Face à Shein, la France en pointe

Des feux, Shein doit aussi en éteindre en matière environnementale. En encourageant à consommer toujours plus de vêtements neufs à durée de vie limitée, elle a remplacé Zara et H&M en tant qu’emblème des excès de la mode, à rebours des appels à la sobriété. “L’arrivée de ce nouvel acteur très compétitif a presque conduit à embellir l’image de ces marques”, s’amuse Serge Carreira, maître de conférences à Sciences po Paris. Pour faire taire les critiques, Shein tente de faire de son modèle un atout. En produisant ses vêtements en petites séries, ne résout-elle pas le problème des invendus qui empoisonne la planète ?

“La marque répond à cette idée reçue selon laquelle le problème écologique de la mode serait les invendus. Or, le problème, ce sont bien les volumes vendus ! La consommation de vêtements a explosé depuis les années 1980. Tous les ans, 1,4 milliard de pièces sont vendues rien qu’en France”, s’insurge Julia Faure, fondatrice de Loom et coprésidente du Mouvement Impact France. Pour la seule production à quelques centaines d’exemplaires de ses milliers de nouveaux modèles, Shein émettrait quotidiennement de 15 000 à 20 000 tonnes de CO2, ont calculé Les Amis de la Terre. Une piètre performance qui tient notamment au recours au fret aérien, moyen de transport par excellence de la mode jetable.

La fronde s’est déplacée sur le plan législatif. Et c’est la France qui joue les premiers rôles. Le 14 mars, l’Assemblée nationale a pris Shein de court en votant à la quasi-unanimité une proposition de loi visant à mettre un coup de frein à l’expansion de la fast fashion. Elle prévoit notamment un système de bonus-malus sur les vêtements et une interdiction de la publicité. Si elle assure que le texte qu’elle a défendu ne ciblait pas spécifiquement Shein, la députée Renaissance Anne-Cécile Violland reconnaît que son arrivée sur le marché “a accéléré la prise de conscience”.

Preuve que l’élue a touché une corde sensible, la plateforme a dépêché une société de lobbying pour contacter un à un les sénateurs qui se pencheront prochainement sur le sujet. De quoi inspirer d’autres pays ? “Le monde entier nous a regardés. On a pu leur montrer qu’on peut agir contre une entreprise qui fait plus de 45 milliards de dollars de chiffre d’affaires”, se réjouit Yann Rivoallan de la FFPAPF. Fin avril, la Commission européenne a indiqué de son côté qu’elle plaçait SheIn dans la liste des plateformes soumises à des contrôles renforcés dans le cadre de la nouvelle loi sur les services numériques (DSA). L’entreprise sera désormais soumise à un contrôle renforcé de la part de Bruxelles et aura quatre mois pour se mettre en conformité avec ces règles, notamment en ce qui concerne la protection des mineurs. Mettre des bâtons dans les roues du mastodonte chinois sera-t-il suffisant ? Si elle se concrétise, la victoire pourrait être de courte durée. Moins concernée par la menace car plus diversifiée, la plateforme d’e-commerce chinoise Temu, que beaucoup dépeignent comme “Shein en pire”, rôde déjà pour prendre le relais.

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