Souveraineté économique : l’empire funeste du simple et du tranchant

Souveraineté économique : l’empire funeste du simple et du tranchant

La mode est à la souveraineté. On n’arrête plus de vouloir la “retrouver”, d’en annoncer le retour, d’en espérer les merveilles. Selon toute évidence, nous avons envie de croire en la magie du pouvoir, en la puissance du “politique”. Nous nous rêvons libérés des entraves, maîtres de notre destin. Les sirènes de la radicalité chantent à nos oreilles la fin des aliénations, le triomphe du bon sens. Des boucs émissaires surgissent. A ce rythme, il sera bientôt impossible d’esquisser une nuance, d’avouer un doute, de murmurer “qu’en même temps”…

Il faudrait, pourtant. Prenez la question alimentaire, par exemple. Même réduite à sa plus simple expression, elle suppose d’appréhender au moins six problèmes à la fois : le revenu des agriculteurs, le degré de l’autosuffisance nationale, la protection de l’environnement, le niveau des prix à la consommation, le taux de chômage, la santé des personnes. Tous essentiels. Comment n’en sacrifier aucun ? En commençant par admettre que ce n’est pas facile, et que personne n’y arrivera en choisissant un camp. Dans le fond, nous le savons en y réfléchissant trois secondes : le consommateur pauvre doit pouvoir se nourrir à prix raisonnablement bas sans avoir à manger n’importe quoi ; l’agriculteur pauvre doit pouvoir produire à prix raisonnablement haut sans avoir à se suicider ; la grande distribution doit pouvoir continuer à employer des centaines de milliers de travailleurs peu qualifiés ; les “riches” et les grandes entreprises entremêlées dans la chaîne de valeur doivent n’être pas sacrifiés parce qu’ils portent une bonne part de la croissance et de la compétitivité nationales… Bref, la préférence de principe pour l’un ou l’autre relève, au choix, de l’impasse ou du mensonge. La vérité est ailleurs : là où l’on ne refuse pas de regarder cette complexité en face et où l’on se résout à penser que l’Etat ne peut pas faire tout ce qu’il veut.

Revenons, à propos de la toute-puissance de l’Etat, à l’un des morceaux de bravoure souverainiste du moment – la proposition de révision constitutionnelle LR visant à permettre au Parlement de s’affranchir de nos engagements internationaux et européens par un simple vote de la loi à la majorité renforcée – et demandons-nous, pour changer le prisme usuel de la critique, si l’idée est financièrement tenable.

Rien n’est pire en économie que la perte du crédit

Selon la prévision officielle, notre pays va emprunter 285 milliards sur les marchés financiers cette année. A peine moins que le montant cumulé des recettes fiscales attendues pour la même période. Ce n’est soutenable – pour autant que ça le soit – que si les taux d’intérêt sont extrêmement bas. Or ils ne le demeurent que dans la stricte mesure où la France continue d’inspirer confiance auxdits marchés. Les exemples grec, espagnol ou argentin sont là pour nous montrer ce qui se produit dans le cas contraire. Partant de là, il faut se demander ce que les investisseurs, privés et publics, du monde entier penseraient d’une France qui s’autoriserait à ne plus respecter ses engagements juridiques quand ça lui chante ; d’une France qui se donnerait comme horizon constitutionnel de pouvoir trahir sa parole quand elle y voit son intérêt, alors pourtant qu’elle porte une dette de 3000 milliards d’Euros et a déposé sa vie entre les mains de ses créanciers… L’idée serait drôle si elle n’était tragique : un Etat qui, s’étant mis lui-même en condition de défaillir, s’admirerait superbe dans sa souveraineté, ruiné, tout seul sur son îlot…

Créance, credo. Confiance, foi. Mêmes étymologies. Mêmes objets. Mêmes problèmes. Tout cela se donne mais tout cela se reprend à qui ne s’en montre pas digne, notamment quand il ne joue plus selon la règle du jeu. Rien n’est pire en économie que la perte du crédit. C’est une affaire de calcul autant que de morale. Personne, jamais, ne devrait jouer avec ce genre d’allumettes.

Dans la brume démagogique qui monte, les mots nécessaires s’effacent : interdépendance, complexité, prudence, raison, incertitude, versatilité, hésitation, dosage, vérité… On nous promet l’empire du simple et du tranchant. Ça ne marche nulle part. Ça détruit partout.

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