Stanislas Dehaene : “Les enfants doivent être initiés aux mathématiques dès la maternelle”

Stanislas Dehaene : “Les enfants doivent être initiés aux mathématiques dès la maternelle”

Informer les professeurs sur ce que la recherche préconise dans le domaine de l’apprentissage : telle est la vocation du Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN), qui, le 20 mars, sort un ouvrage collectif Science et école : ensemble pour mieux apprendre (Odile Jacob). Le président du CSEN, Stanislas Dehaene, signe un chapitre consacré à l’enseignement des mathématiques et livre à L’Express les pistes essentielles à suivre pour enrayer la baisse de niveau très inquiétante des élèves.

L’Express : En février 2022, le Conseil scientifique de l’Education nationale a publié une note d’alerte sur les mathématiques. Pour quelles raisons ?

Stanislas Dehaene : Tout est parti d’un travail que nous avons réalisé avec la Depp, le service statistique de l’Education nationale, pour mesurer les connaissances des élèves en début de 6e sur les nombres entiers, décimaux et les fractions. Les résultats obtenus sont très inquiétants : lorsqu’on leur demande de placer des nombres décimaux sur une ligne entre 0 et 5, le taux d’erreurs de ces jeunes interrogés est de 20 %, et il grimpe jusqu’à 80 % pour les fractions, même aussi simples que 1/2 ou 3/2. Le taux d’erreurs reste proche de 50 % en seconde générale. Ces lacunes s’expliquent en partie par le fait qu’on introduit ces notions trop tardivement : les fractions sont au programme dès le CM1 mais, en pratique, beaucoup d’enseignants ne les évoquent qu’en CM2, souvent vers la fin de l’année, et de façon trop formelle. L’une de nos recommandations est de les aborder beaucoup plus tôt, dès la maternelle, en s’inspirant de la méthode de Singapour.

Quels sont les grands principes de cette méthode qui a permis à Singapour de se hisser en tête du classement international Pisa ?

Je précise que, dans ce pays d’Asie du Sud-Est, on ne parle pas de “méthode de Singapour” à proprement parler car, en réalité, les décideurs ont fait leur marché dans le monde entier il y a une dizaine d’années afin de répertorier les meilleures méthodes pédagogiques. A partir de là, le ministère de l’Education singapourien a conçu un programme remarquablement structuré, qui progresse doucement du concret à l’abstrait et inclut toutes les dimensions des mathématiques, au lieu de se concentrer sur le calcul comme en France. Dès la première année, équivalent à notre CP, on y trouve beaucoup de travaux concrets sur la mesure du temps, des longueurs ou sur les formes géométriques. Cela peut paraître paradoxal, mais apprendre à diviser une longueur en quatre, un hexagone en six triangles, ou une heure en quatre quarts d’heure de quinze minutes chacun, c’est déjà travailler sur les fractions ! Bon nombre de ces activités étaient déjà pratiquées en France dans le passé. Tout l’enjeu, aujourd’hui, est de les remettre au centre de notre enseignement.

Le CSEN met beaucoup l’accent sur l’importance de ces principes sur lesquels se fonde “l’ enseignement explicite” et dont l’efficacité a été prouvée par de nombreux travaux scientifiques….

En effet, spontanément, beaucoup d’enseignants préfèrent miser sur la pédagogie de la découverte. “Lorsqu’un collégien est confronté à un nouvel exercice, quelle est votre attitude ?, leur a-t-on demandé dans le cadre d’une étude (enquête Praesco réalisée par la Depp en 2019). Lui expliquez-vous d’abord les stratégies qui l’aideront à le résoudre ? Ou bien attendez-vous que l’enfant trouve lui-même la réponse, quitte à ce qu’il sèche ou qu’il fasse des erreurs ?” Les résultats montrent que 80 % des sondés optent pour cette deuxième voie. L’idée de l’enseignement explicite, plébiscité par la recherche, consiste au contraire à replacer les professeurs au cœur de l’apprentissage. A eux d’organiser l’enseignement de façon rationnelle, de guider et d’accompagner les élèves en allant du plus simple au plus complexe. Pour cela, ils gagnent à être guidés par des manuels bien structurés et qui décrivent, étape par étape, la meilleure façon de faire progresser les enfants. Voilà pourquoi le ministère de l’Education nationale réfléchit actuellement à un système de labellisation qui viendrait valider le contenu de certains ouvrages.

Comment procéder pour initier les élèves aux mathématiques dès la maternelle ?

Beaucoup de travaux montrent qu’il est possible de mettre de jeunes enfants sur la bonne voie en mathématiques grâce à des outils mentaux ludiques mais puissants. Le concept de “ligne numérique”, où les nombres sont alignés de la gauche vers la droite, est fondamental. Il peut être introduit par des jeux de plateau qui consistent à jeter un dé et à voir de combien de places on avance. C’est une bonne façon de faire le lien entre le nombre et le déplacement dans l’espace, et cela prépare à des concepts plus abstraits, comme la lecture de graphiques mathématiques composés d’axes x et y. Les jeux de comptage, de type La bonne paye, familiarisent également avec le maniement des nombres et de la notation décimale, car rendre la monnaie oblige à effectuer des additions ou des soustractions. Enfin, les motifs géométriques sont une composante essentielle de l’apprentissage des mathématiques. Dès la maternelle, un élève peut comprendre les formes, leurs côtés, leurs longueurs. Toutes sortes de jolis problèmes se posent : puis-je diviser un carré en deux autres carrés ? Non, en revanche je peux obtenir quatre carrés si je le divise par quatre. En s’amusant avec les motifs géométriques, on aborde concrètement des opérations aussi essentielles que la rotation, la translation ou l’homothétie.

Selon vos préconisations, ce vocabulaire mathématique doit s’acquérir très tôt. Pour quelles raisons ?

Le langage mathématique, dès la maternelle, attire l’attention sur les propriétés abstraites du monde. L’enjeu est absolument clé, notamment pour les enfants issus d’un milieu défavorisé, qui souffrent souvent d’un déficit criant de vocabulaire dès leurs premiers pas à l’école. En ce qui concerne les mathématiques, il convient de mettre l’accent non seulement sur les noms des formes et des nombres, mais aussi sur les termes liés aux fractions (moitié, tiers, double), les verbes (additionner, soustraire, diviser, multiplier) ou les prépositions spatiales (entre, dessus, dessous, derrière) que les élèves utiliseront tout au long de leur scolarité. Et puis, les enfants adorent apprendre des mots sophistiqués comme “losange” ou “parallélépipède”, alors pourquoi s’en priver !

Les études internationales montrent que les élèves français maîtrisent moins les compétences comportementales que leurs homologues étrangers. Comment y remédier ?

Les mathématiques peuvent développer la motivation, le sens de l’effort et de la persévérance. Il faut absolument que notre école arrive à transmettre le goût d’apprendre aux élèves. Aborder les mathématiques par le biais des motifs géométriques, comme on vient de le voir, est plus intéressant pour les élèves que de se cantonner à compter ou à mémoriser des tables de multiplication, même si les deux sont nécessaires. La confiance en soi doit aussi être encouragée. N’importe quel enfant peut comprendre à quoi correspond la fraction “1/2”, encore faut-il que les enseignants eux-mêmes en soient persuadés et luttent contre cette attitude qui dit que certains enfants sont naturellement doués et d’autres pas. Cette prédiction autoréalisatrice ne fait que renforcer les stéréotypes que les élèves, et notamment les filles, s’appliquent déjà à eux-mêmes.

La France a-t-elle une chance de remonter dans le classement Pisa à court ou à moyen terme ?

Il y a des signaux encourageants. Certaines mesures prises il y a cinq ans, comme le dédoublement des classes de CP et de CE1 dans les établissements classés en réseau prioritaire, commencent à porter leurs fruits. Mais ces mesures organisationnelles ne pourront être réellement efficaces que si elles s’accompagnent d’un véritable effort sur le plan pédagogique. D’où l’importance de revoir et de perfectionner la formation des enseignants, un domaine dans lequel la France a énormément de retard par rapport à d’autres pays comme Singapour, la Belgique ou le Canada. Il faudrait que tous les professeurs, avant d’enseigner au CP par exemple, aient reçu une formation spécifique à la science de la lecture ou des mathématiques. Notre conseil scientifique travaille à leur fournir, ainsi qu’à leurs formateurs, les éléments nécessaires.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *