Suzette Delaloge, l’oncologue qui attaque le cancer à la racine

Suzette Delaloge, l’oncologue qui attaque le cancer à la racine

Un grand pot de miel, une statuette de bois en forme de pirogue, une poupée Barbie “chimiothérapie” sans cheveux… Le bureau de Suzette Delaloge est garni d’objets offerts par des patientes. “J’ai reçu bien d’autres cadeaux, mais ils ne tiendraient pas dans cette pièce !” sourit l’oncologue, spécialiste du cancer du sein à l’hôpital Gustave-Roussy de Villejuif.

Cette brune au teint pâle, dont le visage rappelle vaguement celui de l’écrivaine Amélie Nothomb, officie depuis vingt-quatre ans dans ce centre de cancérologie reconnu internationalement. Elle a fait de la prophylaxie son combat. En janvier 2021, elle a créé Interception, un programme de prévention personnalisé pour les personnes présentant un haut risque de développer une tumeur. Les participants viennent pour “intercepter” la maladie, c’est-à-dire la repérer à un stade précoce ou, mieux, l’empêcher de survenir. “L’oncologie repose depuis ses débuts sur une vision thérapeutique où les traitements sont pensés pour des maladies déjà avancées, mais sans médicaments préventifs”, regrette Suzette Delaloge.

L’intérêt d’agir tôt est pourtant immense. “Plus on attend, plus le cancer grandit et mute. Il devient de plus en plus complexe et résistant, tandis que les défenses de l’organisme s’affaiblissent”, rappelle la scientifique de 56 ans, du haut de son mètre soixante-dix-neuf, cheveux longs aux teintes rousses, pantalon en cuir. Sa feuille de route : dépister la maladie dès que possible, la traiter suffisamment tôt pour éviter toute opération, et se contenter d’un traitement “très court, de quelques mois”. Le programme est assorti d’une application mobile, MyInterception, qui fournit des informations, des conseils de nutrition, des recommandations d’activité physique, des rappels d’examens… Elle permet aussi d’être mis en relation avec des personnes en situation similaire. Ayant fait ses preuves au sein de Gustave-Roussy, Interception a convaincu la fédération Unicancer, qui regroupe les centres régionaux de lutte contre cette maladie. Grâce à un financement public, le programme va être dupliqué dans une dizaine d’hôpitaux français.

“Une grande leçon de vie”

Parce qu’elle dispose d’une expertise précieuse, Suzette Delaloge suit uniquement, en tant que médecin, des personnes atteintes de cancer. Cette mère de deux enfants, dont aucun n’a fait médecine, reçoit chaque année 400 à 500 femmes – mais aussi quelques hommes – en cours de traitement actif pour des tumeurs du sein. Elle noue avec les malades un lien qui va visiblement bien au-delà de la simple relation médicale. “Ils me confient des choses très lourdes. Je leur annonce de bonnes et de mauvaises nouvelles. Certains pleurent de joie en apprenant leur rémission”, confie l’oncologue. Plus encore qu’à ses professeurs, elle voue une admiration très forte à ses patients, dont certains traversent la maladie “avec un courage et une dignité qui forcent le respect, s’inquiétant de savoir comment je vais alors qu’ils sont mourants”. Elle évoque avec émotion ce jeune homme qu’elle avait soigné pendant son internat et qui est décédé d’un mélanome métastatique à 25 ans – elle avait le même âge que lui : “En se battant jusqu’au bout, il m’a donné une grande leçon de vie. L’issue m’a paru tellement injuste, mais il m’a bien fallu retourner au travail…”

Férue de marche et de concerts à la Maison de la radio et de la musique, Suzette Delaloge, 56 ans, se réveille tous les jours à 5 h 30. De quoi dégager du temps pour mener également des activités de recherche. Membre du comité consultatif international du Lancet Oncology, auteure de 250 publications internationales, elle coordonne depuis 2019 l’étude MyPeBS qui évalue le dépistage personnalisé du cancer du sein chez 53 000 femmes dans six pays européens, en Israël et en France. Dans l’Hexagone, cette étude mobilise 650 généralistes et spécialistes. Elle consiste à comparer le parcours de femmes suivant un dépistage standard – une mammographie tous les deux ans – et d’autres bénéficiant d’un dépistage personnalisé, où la fréquence des examens varie selon le risque. Les résultats seront publiés en 2027.

Cette observation de grande ampleur constitue une occasion rêvée pour la chercheuse, qui a étudié un peu plus d’un an à l’université d’Ottawa dans les années 1990 et en a gardé le goût du patin à glace, du ski de fond et de la musique canadienne (elle est fan du groupe de folk The Dead South). Elle cultive toujours ses contacts professionnels à l’international. “Les Etats-Unis ont Boston et la côte est. Le congrès annuel de l’American Society of Clinical Oncology (l’Asco), la grand-messe annuelle des oncologues, se tient à Chicago. Mais c’est l’Europe qui domine notre spécialité”, se félicite-t-elle. Elle prône une plus grande intégration entre les centres de cancérologie des différents pays, car “on progresse plus vite en comparant et en dialoguant avec ses voisins. Le Royaume-Uni, par exemple, est très inspirant quant à la recherche et à l’organisation de la santé publique”.

Analyse de nouveaux biomarqueurs, dépistage par prise de sang, radiographie par intelligence artificielle, la praticienne suit avec intérêt les dernières avancées dans son domaine. Mais reste lucide face à la croissance continue de l’incidence des cancers, malgré les sommes de plus en plus importantes investies dans la recherche. Pour Suzette Delaloge, cette évolution est inhérente à nos sociétés de consommation. “La pollution de l’air, le stress, la malbouffe, le tout-plastique, la sédentarité, tous ces facteurs, liés à nos modes de vie, multiplient les risques”, fustige-t-elle. Et de pointer du doigt l’influence néfaste des lobbies industriels, mais aussi le coût devenu prohibitif d’une nourriture saine : “C’est notre système économique qui est en cause.” Une scientifique investie, qui n’a pas sa langue dans sa poche.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *