Titiou Lecoq : les mémoires d’une féministe pas si rangée

Titiou Lecoq : les mémoires d’une féministe pas si rangée

Pas de Big Bisou qui tienne avec Titiou Lecoq. En 1982, alors âgée de 2 ans, elle est inscrite à la Maison verte, une sorte de crèche alternative ouverte par Françoise Dolto, dans le XVe arrondissement de Paris. Le fils de Dolto, l’imposant chanteur Carlos, passe parfois faire des risettes aux bambins. Pas un excellent souvenir pour Titiou Lecoq : “Il me terrorisait… Je ne voulais pas qu’il s’approche de moi. Je pleurais, je hurlais !”

A l’écart du barbu rondouillard, elle plonge très tôt dans la littérature. Premier coup de foudre, la comtesse de Ségur : “C’est grâce à elle que, à 8 ou 9 ans, j’ai compris qu’il y avait des auteurs derrière les livres. Et j’aimais bien le côté manichéen de ses histoires. Il y a le bien et le mal, ce qui est autorisé et ce qui est interdit – quand on est enfant, on n’a pas envie qu’on nous parle de zone grise. Je trouvais aussi une satisfaction dans les scènes de violence physique. C’est quand même assez gore, la comtesse de Ségur ! Sophie se fait fouetter dès ses 4 ans. Une forme de SM transparaît, et ça m’attirait…”

La bibliothèque de sa mère déborde de livres des années 1960 et 1970 qu’elle lira plus tard, comme Les Petits Enfants du siècle, de Christiane Rochefort. Autre choc fondateur, en 1994 (l’année de la sortie de Baise-moi, de Virginie Despentes). Titiou Lecoq, alors ado, sèche le sport et rentre à la maison : “Il faut se remettre dans le contexte : il n’y avait pas encore Internet. Et quand on allumait la télé, on tombait sur Motus. Contre l’ennui, il n’y avait alors que la lecture. J’ai pris Mémoires d’une jeune fille rangée, et c’était parti… Beauvoir m’a obsédée. Je rêvais d’elle. Malgré tout l’amour que je lui porte, ses romans ont mal vieilli : Les Belles Images, ça ne va pas du tout ; et même Les Mandarins, son Goncourt, c’est daté. En revanche, toutes ses autobiographies sont extraordinaires, ainsi que sa correspondance. Et j’ai lu tous les bouquins dont elle parlait en bien, dont Valery Larbaud et Le Roman de l’énergie nationale, de Maurice Barrès. Ça m’a donné une culture un peu étrange !”

“Carte Alice Coffin !”

Spontanément, on n’imagine pas Mona Chollet citer Barrès en 2024. Mais Titiou Lecoq est atypique et surprenante. Lorsqu’on lui demande si l’avant-garde de la fin des années 1990 a été importante pour elle quand elle était étudiante, elle met un bémol à notre enthousiasme : “J’ai lu Les Particules élémentaires l’année de sa parution, en 1998 – j’avais 18 ans. J’ai été horrifiée : sa détestation des femmes m’était insupportable. Je pouvais lire Les Chants de Maldoror, de Lautréamont, mais pas Houellebecq, terriblement misogyne. Je l’ai redécouvert après, j’ai compris qu’il était drôle et j’ai adoré La Carte et le Territoire, mais je trouve quand même étonnant que notre genre soit décrit de manière si atroce chez l’écrivain considéré comme le meilleur de notre époque…”

Longtemps, chez ses contemporains, elle a préféré les Américains (Jonathan Franzen, Jeffrey Eugenides ou David Foster Wallace et son livre La Fonction du balai). En 2006, King Kong Théorie, de Virginie Despentes, change la donne : “J’avais 26 ans, et ça avait été énorme. Je tiens cet essai pour un classique moderne. Despentes y pointe notamment des choses sur les relations féminines – ces femmes qui se débinent les unes les autres, ce qui à l’arrivée sert les hommes.” Les relations féminines, parlons-en ! L’air de ne pas y toucher, on essaie subtilement de lui faire sortir des horreurs sur certaines de ses consœurs. Pas dupe, Titiou Lecoq lève la main droite en riant : “Je ne dirai rien, carte Alice Coffin !” Quèsaco ? Elle nous explique : “C’est une expression dans notre petit milieu… J’applique la règle d’Alice Coffin, qui est d’éviter de dire publiquement du mal d’une autre femme. Je n’ai pas d’ennemies. J’appartiens à une chaîne de femmes qui me dépasse, ça me paraît plus important que les dissensions qu’on peut avoir. Pourquoi se braquer sur des désaccords ? Je pars du principe que chaque génération a des choses à m’apprendre. La semaine prochaine, je déjeune avec Michelle Perrot. Et dans les moments d’abattement, je me souviens d’une leçon d’Ernestine Ronai : elle m’avait dit que j’avais de la chance de vivre à l’époque de #MeToo, que, pour sa part, elle avait attendu un tel mouvement pendant trente ans. J’évite de me plaindre.”

“Balzac n’est pas la Virginie Despentes de la monarchie de Juillet !”

Ce discours nuancé explique sans doute que, dans notre époque de clivages idéologiques, Titiou Lecoq parvienne à parler à des gens de tous bords. Depuis le succès de son premier roman, Les Morues (vendu à 100 000 exemplaires en 2011), elle touche un large public. Avec son dernier essai, Le Couple et l’argent, elle avait même réussi à faire la quasi-unanimité. Elle est une femme de son temps mais avec des racines, qui cherche à lever des lièvres plutôt qu’à donner des leçons. Sa maison de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, où elle nous reçoit, est à son image. Sur sa table basse, on remarque à la fois Glucose Goddess, de Jessie Inchauspé (le manuel avec lequel elle cuisine), et une pile de livres sur Claude Monet (elle prépare studieusement un week-end à Giverny avec son compagnon et leurs deux fils). Titiou Lecoq n’étant pas une girouette, ses lectures continuent d’osciller entre le XIXe (son siècle de prédilection) et le XXIe (avec son tropisme américain). L’an dernier, elle a ainsi dévoré Les Eclats, de Bret Easton Ellis. Elle s’apprête désormais à s’attaquer à un gros morceau : Histoire de ma vie, de George Sand.

En 2019, elle avait publié Honoré et moi. Peut-on faire de Balzac, l’un de ses maîtres, un romancier féministe à sa manière ? “N’exagérons rien : Balzac n’est pas la Virginie Despentes de la monarchie de Juillet ! Mais il a inventé plein de choses. Il met en avant des personnages de femmes relativement âgées, parfois des vieilles filles – avec lui, on quitte le thème éternel des jeunes filles. Ses héroïnes ne sont pas forcément nobles, pas forcément parisiennes. Il fait exister des gens qui n’avaient pas voix au chapitre, ce qui me paraît toujours d’actualité. Enfin, il n’y a pas que l’amour chez ses personnages féminins. L’argent est le ressort narratif premier de ses intrigues – La Cousine Bette, à ce titre, c’est fabuleux. Dans Une époque en or, l’amour n’est pas un sujet pour ma narratrice, et c’est très réfléchi de ma part.”

Dans Une époque en or, il est question de violences intrafamiliales et d’un héritage surprise qui lance la narratrice dans une chasse au trésor en même temps que dans une quête existentielle. Le roman est rythmé, enlevé et parfois passionnant (grâce notamment au personnage de la grand-mère faussement acariâtre), mais, disons la vérité, ceux qui en sont restés à Julien Gracq feront les gros yeux. Notre lectrice de Balzac, Barrès et Beauvoir revendique son style pop : “J’adore Mallarmé, mais, clairement, je ne suis pas sur sa ligne que l’œuvre doit être obscure et difficile. Mallarmé n’était pas en concurrence avec Netflix ! Il y a trop de divertissements aujourd’hui, et les gens sont épuisés en fin de journée. Je dois rendre ce que j’écris le plus vivant possible. Comment tenir ses lecteurs ? J’assume le fait que pour les attraper je glisse des punchlines, parfois trop – j’avais enlevé beaucoup de blagues dans Les Grandes Oubliées. Et j’ai remarqué une chose : par souci de captatio benevolentiae, mes livres sont légers au début, puis s’assombrissent au fil des pages…” N’en déplaise aux déclinistes, la littérature a de l’avenir : grâce à Titiou Lecoq, elle peut résister à Netflix, à Motus, et même à Big Bisou.

Une époque en or, par Titiou Lecoq. L’Iconoclaste, 400 p., 21,90 €.

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