TotalEnergies, du CAC 40 à Wall Street ? Les raisons cachées d’un psychodrame à la française

TotalEnergies, du CAC 40 à Wall Street ? Les raisons cachées d’un psychodrame à la française

Fuis-moi je te suis. Le ministre de l’Economie s’est dit prêt, jeudi 2 mai, à se battre pour garder TotalEnergies en France. Une réaction énergique, sur BFMTV, au pavé jeté dans la mare de la place financière parisienne par Patrick Pouyanné : dans un entretien à Bloomberg la semaine dernière, le PDG du groupe pétrolier avait déclaré envisager de choisir New York comme place principale de cotation. De quoi mettre Bercy en émoi. “Cette annonce est plus importante que celle des agences de notation !”, ironisait le conseiller en stratégie d’investissement de Pictet AM, Christopher Dembik, à quelques heures du jugement de Fitch et Moody’s sur la dette française.

Bruno Le Maire peut se rassurer, seul un changement de place boursière est étudié à ce stade par le charismatique patron de TotalEnergies, qui remettra ses conclusions au conseil d’administration d’ici septembre. Pas question, donc, d’exiler le siège outre-Atlantique. Poids lourd tricolore du secteur si stratégique de l’énergie, membre historique du CAC 40, le groupe centenaire a l’habitude d’être vilipendé, y compris par les pouvoirs publics. Pour ses investissements dans de nouveaux projets “fossiles”. Pour la faiblesse des impôts acquittés dans son pays d’origine. Pour ses bénéfices XXL, devenus “surprofits” à la faveur de l’inflation des prix de l’énergie. Ou pour sa généreuse politique de rémunération des actionnaires, requalifiée de “superdividendes”. La réflexion lancée par le groupe à propos de Wall Street sonne comme un ras-le-bol. “L’énervement monte depuis un certain temps chez TotalEnergies”, affirme un banquier d’affaires citant, parmi les sujets de forte crispation, la taxation envisagée sur les rachats d’actions mais aussi l’affaire du projet d’implantation d’un centre de recherche à Polytechnique, abandonné en 2022 sous la pression d’associations mais aussi d’étudiants et de professeurs de l’X.

Décarboner ou accompagner la transition

Les réactions à ce départ encore hypothétique pour la bourse américaine révèlent les ambivalences de la France vis-à-vis de ce champion national que l’on adore détester. Pourtant, comme l’a résumé Patrick Pouyanné : “Ce n’est pas une question d’émotion. C’est une question d’affaires.” Le scénario n’a rien d’extravagant. D’autres poids lourds européens ont sauté le pas, comme le géant allemand Linde, qui a déserté le Dax en 2023 au profit de Wall Street. Pragmatique, le patron de TotalEnergies a recensé les forces en présence. En 10 ans, l’actionnariat européen continental s’est racorni de 51 % à 44 % du capital – 26 % de Français fin 2023. Dans le même temps, les Nord-Américains se sont renforcés, de 30 % à 40 %. Au sein de l’actionnariat institutionnel, hors salariés et autres petits porteurs, la part des Etats-Unis – et marginalement du Canada – a même grimpé de 33 % à 48 %.

Pour expliquer cet effet ciseau, Patrick Pouyanné a invoqué l’argument ESG, ces critères de gestion liés à l’environnement, au social et à la gouvernance : les investisseurs européens, plus contraints par des objectifs de décarbonation, se délestent au profit d’Américains moins sourcilleux sur le sujet. Ebranlé dans ses convictions, Jean-Benoît Gambet, le fondateur du cabinet de conseil Moonshot, un spécialiste de la finance durable, s’est interrogé sur LinkedIn : “L’action la plus simple pour décarboner massivement son portefeuille est de sortir les pétrolières. Habituellement, (elles) représentent plus de 50 % de l’intensité carbone d’un portefeuille actions classique. Vous les sortez et vous diminuez votre intensité carbone de 50 % au moins. C’est donc ce que beaucoup font. Comme tous les fonds labellisés ISR [NDLR : Investissement socialement responsable] maintenant, qui excluent les pétrolières. L’effet négatif, c’est de perdre de la compétitivité européenne. Comment réussir à mieux accompagner les sociétés à réaliser leur transition sans forcément désinvestir de celles-ci ?”

Vaste question. Les efforts de TotalEnergies pour évoluer vers un modèle plus durable sont jugés insuffisants par les ONG et les actionnaires les plus engagés. Ils sont néanmoins considérables. L’an dernier, un tiers des investissements, soit 5 milliards d’euros, ont été dépensés dans les énergies bas carbone, un montant qui tend à progresser. Alors que Shell et BP ont levé le pied sur le sujet, le Français “s’est distingué par la constance de son discours depuis 2020”, salue l’analyste d’Oddo BHF Ahmed Ben Salem. Avec une certaine réussite puisque “TotalEnergies affiche une meilleure rentabilité que son concurrent américain Exxon qui, lui, n’investit que dans le pétrole et le gaz”, ajoute l’expert.

Perte de souveraineté “par le haut”

Mais l’argument “vert” n’est pas la seule explication à l’affaiblissement de la part des Européens au capital du géant de l’énergie. Pour le politologue Maroun Eddé, le mouvement est plus profond. “J’y vois surtout la confirmation d’une révolution qui s’opère depuis une vingtaine d’années, celle du passage de la majorité de nos capitaux entre les mains des investisseurs étrangers. En dehors des quatre grands groupes du luxe, le CAC 40 est détenu à environ 50 % par des fonds internationaux, BlackRock et Vanguard en tête. La désindustrialisation est une perte de souveraineté par le bas ; on a moins parlé de cette perte de souveraineté par le haut, celle des capitaux”.

Pour l’auteur de La destruction de l’Etat (Bouquins, 2023), cette situation résulte de la vague de privatisations menée dans les années 1990 pour combler des déficits publics. “Il n’y avait pas assez de capitaux français en face, rappelle Maroun Eddé. On a beau jeu, aujourd’hui, de demander une action du gouvernement sur ce groupe qu’il ne contrôle plus depuis plus de vingt ans. Lors de l’audition du 29 avril [NDLR : le PDG était convoqué dans le cadre d’une Commission d’enquête], les sénateurs ont pourtant semblé surpris que Patrick Pouyanné leur réponde qu’il ne travaillait pas pour eux !”.

L’attractivité de la place de Paris en question

Mais que va devenir la place de Paris si TotalEnergies lui échappe ? A l’heure où le député Renaissance Alexandre Holroyd, piloté par Bercy, voit sa proposition de loi sur l’attractivité financière discutée au Parlement, le hiatus est criant. Le groupe pétrolier est la quatrième capitalisation d’un indice dominé par LVMH, Hermès et L’Oréal. Des arbres géants qui cachent une forêt clairsemée. “Il y a une déconnexion entre le discours et la réalité. Certes, Paris a tiré parti du Brexit, surtout en termes d’emplois. Mais il n’y a plus d’introductions en Bourse, la liquidité sur les petites et moyennes capitalisations est nulle, constate Christopher Dembik. Paris et l’Europe continentale sont à la traîne. Tous les flux de capitaux vont aux Etats-Unis. Du point de vue de TotalEnergies, se coter à New York est un bon choix pour la création de valeur”.

Si le groupe franchit l’Atlantique, le risque est qu’il ouvre la voie à d’autres. Pour autant, ce n’est pas un choix facile. TotalEnergies est déjà coté à Wall Street au travers d’ADR, des titres qui reflètent simplement l’action parisienne mais n’intéressent pas les fonds d’investissement, par manque de liquidité. Si la cotation devient pleine et entière, Pascal Quiry, professeur de finance à HEC, prévient que “le titre sera soumis à tout un tas de règles de la SEC [NDLR : le régulateur de la bourse américaine] comme la loi Sarbanes-Oxley”, destinée à mieux protéger les investisseurs.

La Bourse américaine offre néanmoins d’indéniables atouts. “Un marché plus vaste, avec une base d’investisseurs plus diversifiée, plus de liquidité, une visibilité renforcée sur la scène internationale, énumère Yann Azuelos, responsable de la gestion financière chez Mirabaud. Avec comme conséquence une meilleure valorisation”. Un point crucial pour toute entreprise cotée. Patrick Pouyanné l’a expliqué par A + B aux sénateurs : “Nous avons exactement les mêmes résultats trimestriels qu’une entreprise comme Chevron et notre valorisation en Bourse est de 200 milliards d’euros, contre 300 milliards” pour le groupe pétrolier américain. L’action TotalEnergies a beau évoluer à des niveaux historiques – soutenue il est vrai par les opérations de rachat d’actions -, elle pourrait valoir bien plus à New York.

L’introuvable fonds souverain “à la française”

Encourager le financement des champions tricolores supposerait un cadre fiscal favorable à l’investissement de long terme en actions. Mais là encore, le décalage entre les intentions et la réalité est flagrant. “Qu’il existe un Livret A liquide, plafonné autour de 20 000 euros, d’accord. Mais au-delà, pourquoi accorder des avantages fiscaux colossaux aux fonds en euros d’assurance-vie ? Il ne faut pas se plaindre, ensuite, que les sociétés françaises soient moins bien valorisées”, s’agace Pascal Quiry. Le coauteur du “Vernimmen”, bible des étudiants en finance, regrette aussi la création avortée d’un fonds de pension en France en 1997. “Il aurait permis de générer cette ressource rare qu’est l’épargne de long terme”, appuie Maroun Eddé. Quant à Bpifrance, la banque publique d’investissement, elle semble insuffisamment dotée en capital pour jouer le rôle d’un fonds souverain puissant, comme ceux des pays du Golfe ou de la Norvège. L’union des marchés de capitaux, que Paris appelle de ses vœux, permettra-t-elle d’inverser la tendance ?

En attendant que ce projet ambitieux émerge, le débat autour de TotalEnergies cristallise enfin les contradictions d’une Europe qui clame son désir de souveraineté, mais se révèle incapable de soutenir ses entreprises vedettes. L’histoire relatée par Patrick Pouyanné lors de son audition sénatoriale est à ce titre éloquente. “On a été fabricant de panneaux solaires, a-t-il rappelé. On a vécu le cycle d’investir dans des usines de panneaux solaires en Europe et de devoir toutes les fermer parce que [l’Union européenne] a décidé en 2017 de lever toutes les barrières douanières”. Pour garantir “un coût de l’énergie solaire le plus bas possible”, Bruxelles a ouvert grand les portes du marché européen aux panneaux chinois. Ou comment se tirer une balle de pied. Et le PDG de TotalEnergies de comparer ce “choix politique” aux avantages fiscaux accordés par Joe Biden aux industriels qui privilégient l’achat de panneaux made in America… “Nous avons besoin de Total”, a martelé Bruno Le Maire sur BFMTV. Mais TotalEnergies a-t-elle besoin de la France ?

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