Transition énergétique : comment changer tout en restant nous-mêmes ?

Transition énergétique : comment changer tout en restant nous-mêmes ?

La “transition énergétique” consiste, dit-on, à abandonner progressivement les combustibles fossiles au profit d’énergies dites (abusivement) “renouvelables”. Son objectif est de réduire le rythme et l’amplitude du changement climatique, et également de lutter contre la précarité énergétique, source d’inégalités sociales. Elle s’impose comme une nécessité : nous avons en effet compris que le système énergétique actuel ne saurait durer en l’état, car son maintien conduirait à toutes sortes de situations intenables. En clair, nous devons changer des choses.

Mais que veut dire “changer” ? Bien qu’elle semble relever de l’évidence, la notion de changement constitue une authentique difficulté conceptuelle, identifiée dès l’Antiquité grecque. Pourquoi ? Parce qu’elle fait germer une contradiction avec un principe fondamental, celui de l’identité “de soi à soi”. De deux choses l’une :

– Ou bien l’être ou l’objet particulier dont on dit qu’il change – disons x – demeure un et le même, et alors il n’a pas changé. Son prétendu changement est alors au mieux une illusion, une apparence qui se jouerait de nous, au pire une absurdité.

– Ou bien il a vraiment changé, et alors il n’est plus un et le même : x cesse d’être x. Il n’y aurait alors plus de sens à parler d’un être ou d’un objet particulier qui serait strictement persistant dès lors qu’il est soumis au devenir.

Résumons l’alternative : soit nous acceptons le principe d’identité de soi à soi, et nous devons alors refuser l’idée de changement ; soit nous acceptons le changement, et nous devons alors refuser le principe d’identité de soi à soi.

Tout changement suppose une continuation

Mais à cette contradiction d’ordre logique est venue s’opposer l’idée selon laquelle les choses peuvent persister dans le changement ou, si l’on préfère, changer sans perdre toute leur identité. Nous estimons en effet, sans plonger aussitôt dans les affres du doute, qu’une chose particulière peut subir certains changements, c’est-à-dire ne plus être la même, tout en demeurant elle-même. En somme, tout changement suppose une continuation, voire une invariance. Le philosophe des sciences Karl Popper a illustré cela concrètement : “On peut dire qu’une feuille d’arbre verte change lorsqu’elle devient brune, mais on n’affirme pas qu’une feuille verte change si on lui substitue une feuille brune. Le devenir présente cette caractéristique essentielle que la chose soumise au changement conserve son identité à travers ce changement. Et cependant, elle doit devenir autre : de verte qu’elle était, elle devient brune, d’humide elle devient sèche ; elle était chaude, la voici froide.”

Changer, ce n’est donc pas être remplacé, ce n’est pas cesser d’être soi, c’est être soi autrement. Cette conviction foncière d’une identité qui perdure dans et malgré le changement constitue d’ailleurs la trame de notre rapport ordinaire au devenir : ce gros chat qui ronronne paisiblement sous la lampe est bien le même animal que ce chaton effrayé qui traînait dans la rue, que j’ai recueilli et qui, au fil des ans, s’est épanoui et a gagné en volume ; cette bicyclette rouge, c’est celle qui, autrefois, était bleue et qui a depuis été repeinte en rouge. Nous parvenons donc à comprendre le changement, mais à la condition – extraordinaire si l’on veut bien s’y arrêter – d’un incroyable tour de passe-passe : dans notre langage, le sujet du verbe changer, c’est-à-dire cela qui change, c’est ce qui ne change pas au cours du changement en question !

Cette conclusion n’est-elle pas fascinante ? Une chose x ne peut changer que si, en elle, “quelque chose” ne change pas, et c’est parce que ce “quelque chose” ne change pas qu’on peut dire de x qu’il change… A la fin du changement, en effet, on a toujours affaire à x : il n’est pas devenu y, il n’a pas été remplacé, il a conservé son identité.

Appliquons maintenant cette conclusion à la transition énergétique, toujours présentée comme un changement à la fois radical et obligatoire : pour définir ce changement, puis pour le réaliser, il faut d’abord expliciter ce que nous voulons conserver : s’agit-il de notre mode de vie ? De notre consommation d’énergie ? De notre confort ? De l’habitabilité de la planète ? Ensuite, il faut expliquer ce que nous comptons remplacer afin de conserver ce que nous aurons dit vouloir conserver. Si l’on veut que l’expression « transition énergétique » ne soit pas qu’une injonction vague, tous ces points devront être précisés.

Etienne Klein est physicien, directeur de recherche au CEA et philosophe des sciences

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