Turquie : les manoeuvres d’Erdogan pour faire oublier sa défaite électorale

Turquie : les manoeuvres d’Erdogan pour faire oublier sa défaite électorale

Pressentant peut-être la défaite à venir, Recep Tayyip Erdogan s’est exprimé ainsi juste avant le scrutin du 31 mars : “Pour moi c’est un final, la dernière fois que je participe à une élection.” Habile, le politicien roué sait parfaitement jouer sur la corde sensible de son électorat qui le soutient depuis 2003 et apprécie le lien de sympathie populiste qui s’est noué au fil des années. Pourtant, cette fois, ce sentimentalisme n’a pas suffi. Non seulement le président turc à échouer à reconquérir les grandes villes du pays mais, de plus, il en a perdu de nouvelles. Avec 35,5 % des voix le parti islamo-nationaliste AKP fondé par Erdogan est devenu pour la première fois en vingt-et-un ans d’existence le second parti du pays derrière le Parti républicain du peuple (CHP, 37,7 % des voix), créé par le laïc Mustafa Kemal Atatürk en 1923.

Pour Erdogan, la défaite est cinglante. “Cependant, il avait anticipé qu’une victoire, notamment à Istanbul, n’était pas du tout certaine et il a donc fait attention à ne pas s’impliquer personnellement dans la campagne autant qu’en 2019 afin de ne pas abîmer son image en cas de défaite”, pointe le politologue Ismet Akça pour qui le “Reis” (Chef) est loin d’être cuit. Malgré la débâcle de son parti, ce dernier conserve en effet les manettes du pays et tous les pouvoirs pendant encore quatre ans. Le temps de redresser la situation politique et de changer la Constitution afin de pouvoir se présenter à nouveau devant les électeurs ou, à défaut, faire élire un hypothétique dauphin – probablement son gendre Selçuk Bayraktar, qui dirige le programme de fabrication de drones de combats turcs, désormais mondialement réputés.

L’économie, elle, est dans l’impasse

La raison de sa défaite ? C’est d’abord, la mauvaise situation économique. “La politique d’austérité économique mise en place voilà un an visant à éviter une crise majeure n’a pas encore porté ses fruits”, remarque Ismet Akça. Au mois de mars, l’inflation annuelle était encore estimée à 67 % ! Et cela selon des chiffres officiels très contestés par des économistes indépendants pour qui la situation est plus grave encore. “La classe moyenne à disparue, les retraités sont pris à la gorge”, poursuit le politologue. “Lors de la présidentielle en 2023, Erdogan avait multiplié les cadeaux vers son électorat ; cette fois, orthodoxie budgétaire oblige, il n’a pas pu en faire autant.” Le chef de l’Etat compte maintenant sur la politique de rigueur du ministre du Trésor et des Finances Mehmet Simsek, qui a la confiance des investisseurs étrangers. A moyen terme, celle-ci pourrait porter ses fruits, permettre de réduire l’inflation, d’attirer des capitaux et de renouer avec la prospérité de la première décennie du long règne d’Erdogan.

Le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, figure de l’opposition en Turquie, devant ses partisans, à Istanbul le 30 mars 2024

D’ici là, comment rebondir ? Après la cuisante défaite du week-end dernier, le “Reis” n’a deux options : se lancer dans une politique de la main tendue ou, au contraire, continuer à polariser la société tout en accentuant son autoritarisme. “Le pouvoir avait laissé entendre qu’en cas de victoire, il se lancerait dans une politique d’apaisement mais ce n’était qu’un argument électoral”, continue Ismet Akça. L’on imagine mal le leader turc, renoncer à ses pleins pouvoirs, libérer des figures de l’opposition emprisonnées et relancer un processus de paix avec la guérilla kurde.

Une offensive contre les Kurdes pour faire diversion

Reste donc la recette gagnante de ces dernières années : polariser la société autour de questions de mœurs et de religion et se poser en champion du nationalisme turc néoottoman. Erdogan connaît la partition sur le bout des doigts : en juin 2015, déjà, après une première défaite électorale, Recep Tayyip Erdogan avait mis fin au processus de paix qu’il avait lui-même lancé avec la guérilla du PKK afin de revenir au centre du jeu. Des combats urbains à l’est de la Turquie avaient fait des centaines de morts. Cinq mois plus tard, en novembre, il avait gagné les législatives anticipées, avant de conclure une alliance avec l’extrême droite lui permettant d’instaurer en 2017 un régime présidentiel.

Or dimanche soir, Erdogan a déjà annoncé la couleur. En concluant son discours de défaite, il a promis que le sujet du terrorisme”, “passé au second plan à cause des élections [allait] rapidement revenir à l’ordre du jour”. Depuis des mois déjà, la rumeur enfle d’une opération militaire majeure de l’armée turque dans les montagnes irakiennes où se retranche la guérilla kurde du PKK. Voilà quatre semaines, la Turquie a d’ailleurs obtenu pour la première fois le soutien au moins symbolique de l’Irak. Ankara fait en effet miroiter à Bagdad qu’une part accrue du débit fluvial du Tigre et de l’Euphrate (les deux fleuves mésopotamiens prennent leurs sources en Turquie) reviendra à leur voisin. Il est aussi question de la réouverture de l’oléoduc qui transporte l’or noir d’Irak vers la Méditerranée.

Une offensive turque massive contre les Kurdes en Irak ou en Syrie créerait immanquablement des tensions en Turquie. Cela permettrait à Erdogan de diviser l’opposition pour mieux consolider un bloc nationaliste autour du pouvoir. “Dans ce projet, Erdogan pourrait d’ailleurs trouver des alliés aux seins de l’appareil de sécurité, y compris en dehors de son parti” estime Ismet Akça. Mais des opérations d’envergure en Irak et en Syrie, avec leurs potentiels déstabilisateurs pour la région, ne semblent possibles qu’avec l’assentiment de Washington. Le sujet sera peut-être évoqué lors de la visite du “Reis” à la Maison-Blanche, mardi 9 avril. En attendant, Erdogan parie sur une éventuelle victoire de Donald Trump, qui ne tarit jamais d’éloge sur le président turc, lequel reste tout-puissant en dépit de son cuisant revers électoral du week-end dernier.

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