Ukraine, Israël : l’effarant bilan carbone des guerres

Ukraine, Israël : l’effarant bilan carbone des guerres

Combien de vies fauchées, de destins brisés par la chute d’un obus ou les rafales d’un fusil automatique ? Dans la comptabilité épouvantable des guerres, nous nous concentrons d’abord – et c’est bien normal – sur le nombre de victimes. Mais à côté de cette arithmétique macabre, une autre prend peu à peu de l’importance. Elle s’inquiète du bilan carbone des attaques, de la qualité de l’air et de l’eau dans les zones de conflit… Ainsi, les émissions de gaz à effet de serre générées par les deux premiers mois de combat entre Israël et le Hamas ont récemment fait la Une du quotidien britannique The Guardian.

L’occasion de dévoiler quelques chiffres étonnants. Selon les calculs réalisés par des chercheurs britanniques et américains, ce bilan carbone serait équivalent à celui produit par la combustion de 150 000 tonnes de charbon. Pis, en prenant en compte la reconstruction future des 100 000 bâtiments détruits dans la bande de Gaza, la guerre déclenchée par l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier pourrait générer davantage de C02 que la Nouvelle-Zélande en une année ! Difficile à croire ? Et pourtant. Les scientifiques se sont penchés avec minutie sur les moindres détails du conflit : carburant des avions de ravitaillement en provenance des Etats-Unis, fabrication des munitions, explosion de bombes et de roquettes, construction de tunnels sous terre par le Hamas… Si leurs travaux attendent désormais une évaluation par les pairs, ils confirment le poids insoupçonné des opérations militaires.

“On ne peut plus ignorer ce genre de coûts”, acquiesce Doug Weir, directeur de la recherche à l’Observatoire sur les conflits et l’environnement. Selon les recherches menées au sein de cet organisme, les armées seraient responsables de près de 5,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre chaque année, soit plus que les industries de l’aviation et du transport maritime réunies. “Et encore, ce chiffre est probablement sous-estimé”, prévient-il.

Terrible inondation en Ukraine

Jusqu’à récemment, ce coproduit de la guerre soulevait assez peu d’intérêt. Mais l’attaque de l’Ukraine par la Russie a changé la donne. Car plusieurs événements sidérants se sont succédé sur le champ de bataille : les combats dans la zone de la centrale nucléaire de Zaporijia, ou encore l’effondrement de l’immense barrage de Nova Kakhovka, qui retenait l’un des plus grands réservoirs d’eau d’Europe. Si le premier n’a miraculeusement pas dégénéré en catastrophe nucléaire, le second s’est tout de même traduit par une inondation terrible, détruisant plus de 40 villes et villages et submergeant l’une des régions agricoles les plus fertiles au monde.

Evaluer sur le terrain les dommages n’a rien de facile. D’autant que la guerre se poursuit. Mais les scientifiques ukrainiens s’y attellent déjà. Dans un article récent publié dans la revue Science, ils énumèrent leurs tristes découvertes : élevage d’esturgeons lourdement endommagés, inondation de réserves naturelles et de terres agricoles, coup mortel porté à d’innombrables organismes vivants… Ainsi, des milliards de moules pourrissent sur le lit asséché du lac de l’ancien réservoir. La destruction du Kakhovka pourrait aussi avoir joué un rôle dans la mort inexpliquée de dauphins et de marsouins dans la mer Noire.

Solliciter la Cour pénale internationale

Bien sûr, ces dégâts écologiques sont sans comparaison avec les nombreuses vies humaines sacrifiées en période de guerre. Mais il faut bien penser à demain. Lorsque le conflit prendra fin, les Ukrainiens subiront encore pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies, les effets liés à la pollution chimique des champs, la dispersion des mines dans la nature, ou encore la destruction de zones protégées. C’est pourquoi le pays envisage déjà une action en justice afin d’obtenir réparation. De l’aveu des experts, le processus sera long, complexe et sans garantie de résultat.

La première option consiste à élargir les compétences de la Cour pénale internationale (CPI) en intégrant l’écocide – destruction massive et délibérée de la flore et de la faune, empoisonnement des ressources en air ou en eau – à ses prérogatives. Mais les spécialistes du droit s’interrogent sur l’efficacité de la méthode. “Admettons que l’on modifie le champ d’action de la CPI, ce qui n’est pas facile, car certains pays ne sont pas très sensibles à la cause environnementale. La question de son applicabilité se posera, car ce nouvel outil ne sera pas rétroactif”, estime Julie Fabreguettes, avocate associée au cabinet VingtRue. Par ailleurs, rien ne se dessine encore sur la forme que pourraient prendre les réparations.

“A-t-on vraiment besoin d’une justice pénale internationale en matière d’environnement quand on voit avec quelle difficulté s’applique la justice pénale internationale ‘classique’ ? Les services du procureur de la CPI disposeraient-ils de moyens d’expertise suffisants pour pouvoir, en plus de leur travail complexe habituel, ajouter une autre justice extrêmement technique, qui est celle de l’environnement ? De nombreuses questions se posent”, détaille la spécialiste. Par ailleurs, la CPI ne dispose pas de police propre. Elle dépendrait donc de la coopération des Etats. “Si, demain, certains d’entre eux refusaient d’extrader des chefs militaires ou des dirigeants d’entreprises responsables de pollution, nous aurions là une justice extrêmement inefficace”, poursuit l’avocate.

Vers une condamnation de la Russie pour écocide ?

Elément encourageant, une décision de la CPI a déjà fait le lien, par le passé, entre l’environnement et le crime de génocide dans une affaire de pollution massive de puits en Yougoslavie. “C’est un cas intéressant. La destruction du barrage en Ukraine pourrait potentiellement entrer dans cette catégorie. Dès lors, il n’y aurait pas besoin de modifier le droit. La Russie ne serait pas forcément poursuivie pour écocide, mais elle devrait quand même répondre de ses actes”, explique Sarah Becker, avocate associée au cabinet VingtRue.

Cette voie n’est pas simple pour autant. Il faudrait prouver qu’il s’agit de dommages délibérés, étendus, durables et “excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu”, selon les textes en vigueur. Une formulation qui ouvre malheureusement la porte à des débats sans fin. Jean-Marie Collin, porte-parole pour la France de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (Ican), entrevoit une autre possibilité : “L’article 35 du protocole additionnel à la convention de Genève interdit aux pays en guerre de générer des dégâts massifs sur l’environnement. L’Ukraine pourrait donc l’utiliser. Bien sûr, il faudrait qu’elle s’arme de patience. On ne sait pas non plus si cette démarche pourrait aboutir.”

En attendant, Kiev a raison de se préparer en documentant le plus précisément possible l’écocide dont elle est victime, soulignent plusieurs spécialistes. “Les précédents historiques de réparations en matière de dommages environnementaux causés par la guerre sont limités. Ce que l’Ukraine tente de faire pourrait donc constituer un pas en avant important”, souligne Doug Weir. Finalement, tout le monde pourrait même en bénéficier. Car, il ne faut pas l’oublier, notre budget carbone – le montant d’émissions que nous pouvons encore relâcher dans l’atmosphère avant de trop réchauffer la planète – se réduit comme peau de chagrin. Estimé à 500 gigatonnes de C02 en 2021, il aurait déjà fondu de moitié. Les guerres, de ce point de vue, n’en sont que plus absurdes.

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