Une épidémie de cancers chez les jeunes ? La vérité scientifique derrière les chiffres

Une épidémie de cancers chez les jeunes ? La vérité scientifique derrière les chiffres

Aucune ride, ni même de cheveux blancs, mais déjà, une tumeur, qui enfle. Avant Kate Middleton, de nombreuses jeunes célébrités ont annoncé souffrir d’un cancer, faisant les gros titres des médias. Comme la journaliste de France Info, Clémentine Vergnaud, 31 ans, emportée l’année dernière, après un an et demi à témoigner de son combat. Ou sa consœur, à BFM TV, Virgilia Hess, 34 ans, qui a brusquement disparu de l’antenne, contrainte de subir une chimiothérapie.

A chaque fois, l’âge surprend. Ne dit-on pas que ces pathologies, dont le développement est la plupart du temps très lent, surviennent surtout avec les années ? La star de téléréalité française Caroline Receveur n’a que 36 ans. Malade, elle aussi. L’actrice américaine Olivia Munn est à peine plus vieille : 43 ans. Son cancer était, dit-elle, “agressif” : elle a dû se faire retirer les deux seins. Chadwick Boseman, connu pour son rôle dans Black Panther, avait le même âge. Il est décédé en 2020.

Les exemples s’accumulent tellement vite que certains oncologues n’hésitent plus à parler d”’épidémie” chez les moins de 50 ans. Comme cet expert américain, citée par l’Agence France Presse, dans une dépêche écrite en réaction aux propos de Kate Middleton, le 27 mars dernier. Elle a été diffusée par une dizaine de médias, sans que ces derniers ne vérifient si cet avis faisait consensus dans la communauté scientifique. Depuis, le terme ne cesse de circuler.

Une épidémie de mauvaises interprétations

Une épidémie de tumeurs précoces, vraiment ? Régulièrement interrogées à ce sujet par L’Express ces six derniers mois, les principales institutions chargées du suivi des cancers en France (l’Institut national du Cancer, Santé publique France) sont pourtant formelles : il n’y en a pas, ni dans l’Hexagone, ni à l’échelle de la planète. En cause : une mauvaise interprétation chronique des chiffres sur le sujet, et plus particulièrement d’une étude, très régulièrement relayée depuis sa parution en septembre 2023 dans le British Medical Journal (BMJ).

Selon cet article scientifique, le nombre de tumeurs apparaissant avant 50 ans a bondi de 79 % en trente ans. Le chiffre est agité partout. Sauf qu’en l’état, il n’est pas possible de l’utiliser pour jauger de la diffusion de ces maladies. Car la population a aussi grimpé sur la même période, de plus de 50 %, ce qui fausse le calcul. De même, impossible de tirer des conclusions à partir d’une moyenne mondiale : l’exposition aux cancérigènes et les moyens de s’en prémunir varient grandement d’un pays à l’autre.

D’autres éléments peuvent également être mentionnés : normalement, on analyse l’évolution de l’incidence des différentes tumeurs de façon séparée – un cancer de la peau a rarement la même origine qu’un cancer de la vessie. Enfin, l’article ne détaille ni ce qu’il se passe dans les autres catégories de la population, ni les évolutions des différentes politiques de dépistages dans le monde. Or plus on teste tôt, plus on trouve de cancers tôt, comme le rappelle une analyse scientifique publiée dans la revue Nature en 2022. Cette logique explique de nombreux sauts dans les différents recensements, insistent les auteurs.

Ainsi, si l’étude du BMJ n’est pas fausse, elle n’apporte aucunement la réponse à la question de l’évolution du “risque” de cancer chez les jeunes. Reste qu’avec toutes ces stars malades jeunes, la question mérite d’être posée : le risque est-il en train d’évoluer ? “A ce stade, les données à notre disposition ne permettent pas de conclure dans ce sens”, tranche Catherine Hill, épidémiologiste à Gustave Roussy, agacée de voir que la plupart des papiers scientifiques cités se gardent bien de comparer leurs chiffres avec les autres classes d’âge.

En France, les courbes se superposent

Il suffit pourtant d’ouvrir le dernier bulletin épidémiologique de Santé publique France, principale source sur le sujet dans l’Hexagone. Dedans, toutes les courbes se superposent, peu importe l’âge. Le cancer du sein explose chez les jeunes ? Il augmente autant chez les plus de 50 ans. Et ainsi de suite : “Quand ça grimpe, ça grimpe partout”, résume Catherine Hill. Même lorsqu’on dessine une courbe prenant en compte tous les cancers nationaux, chez la femme, et chez l’homme, le constat est le même : “il n’y a pas de dynamique spécifique chez les jeunes”, poursuit-elle.

En France, pas de hausse spécifique des cancers chez les jeunes, mais plusieurs alertes. Bulletin épidémiologique hebdomadaire, Santé publique France. Juillet 2023.

Exit donc, le mal mystérieux qui pousserait sur les jeunes en particulier, un peu partout dans le monde, tous organes confondus. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’alerte sur certains cancers. La plupart s’expliquent assez facilement, par une recrudescence des comportements à risques. Oui, les cancers de la peau sont de plus en plus nombreux, même chez les jeunes, mais a priori, pas de secrets : le bronzage est à la mode. Or les rayons du soleil, à forte dose, détraquent nos cellules. Idem avec le cancer du sein. Même dynamique, due essentiellement à la hausse du tabagisme et de l’alcoolisme chez la femme. Des évolutions décrites depuis des années par les spécialistes.

Tout est donc expliqué, et sous contrôle ? Il reste tout de même quelques énigmes. La science n’explique pas encore tout. Aux Etats-Unis, les cancers du système digestif, c’est-à-dire du côlon, du rectum, et de l’estomac, augmentent chez les moins de 50 ans, depuis 1990. Une anomalie, qui agite de plus en plus les oncologues. D’autant que chez les adultes de 65 à 74 ans, la courbe s’inverse : la tendance est plutôt à la baisse, comme le montre une étude parue en mars 2023 dans Cancer Discovery. Les scientifiques ont testé les cancérogènes connus, comme l’alcool, le tabac, la sédentarité et la mauvaise alimentation. Ils n’expliquent pas, à eux seuls, le phénomène chez les jeunes.

Face à ce mystère, les Etats-Unis ont décidé, par précaution, d’abaisser à 45 ans l’âge recommandé pour se tester, et ont lancé des recherches. Les autorités sanitaires des différents pays développés, elles, surveillent d’un peu plus près leurs données. Car si cela pourrait être un problème uniquement américain, il existe tout de même d’importantes similitudes dans les modes de vie occidentaux. Des premiers signaux d’alertes ont d’ailleurs émergé en Europe. Selon une étude publiée en 2019 dans le BMJ, les cancers colorectaux ont augmenté de 7,9 % chaque année chez les 20-29 ans entre 2004 et 2016. C’est 4,9 % chez les 30-39 ans, et 1,6 % chez les 40-49 ans. En moyenne, ils baissent dans les autres générations.

Des alertes spécifiques

Reste que ces données ne font pas consensus. Ici aussi, établir une moyenne à l’échelle européenne pose problème : l’exposition aux cancérogènes n’est pas la même en Italie ou en Suède. Et surtout, les cancers sont très rares en dessous de 50 ans. Ils représentent moins de 10 % des cas, moins encore si on ne compte que ceux qui touchent le système digestif. Que leur nombre double, triple ou quadruple ne permet donc pas d’en déduire une tendance, alertent les épidémiologistes. Le risque de faux résultats est tellement grand qu’en France, l’Institut national du cancer, l’instance chargée de ces statistiques, ne les recense qu’à partir de 40 ans, pour avoir un échantillon suffisamment grand.

En l’absence de visibilité, et face à ces signaux, certains scientifiques français ont tout de même décidé de prendre les devants. Parmi eux, Alice Boilève, cheffe de clinique, spécialiste de ce type d’affection. Dans son cabinet, cela fait quelques années que les jeunes se bousculent. Avec son équipe à Gustave Roussy, elle a donc décidé de lancer cette année un projet d’étude baptisé YODA pour Young Onset Digestive Adenocarcinoma. Le but : comparer les cancers des juniors et ceux des seniors, pour vérifier le rôle de certains polluants, comme les pesticides ou les plastiques. Ou encore préciser les liens avec le microbiote, ces microbes qui vivent dans nos organes digestifs, alors que l’alimentation ultratransformée est de plus en plus suspectée de détraquer nos organismes.

D’autant, que jeune ou pas jeune, certains cancers explosent bien en France, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Celui du pancréas, par exemple, en hausse dans plusieurs pays développés, dans tous les âges. “Sur ces pathologies précisément, on peut parler d’épidémie, c’est incontestable, et dans toutes les classes d’âge”, détaille Alice Boilève. Là encore, les cancérogènes connus n’expliquent pas à eux seuls l’ensemble du phénomène. Ce qui n’étonne pas outre mesure les médecins : bien souvent, les causes des cancers digestifs sont diffuses, multiples, contrairement à ceux du poumon par exemple, où le coupable, la cigarette, est tout désigné.

Au CHU de Poitiers, l’oncologue David Tougeron et son équipe ont eux aussi lancé des recherches. Comme ils se concentrent sur des remèdes, la question de l’âge leur importe peu. Reste, qu’aux yeux de ces spécialistes, il y a urgence, qu’importent les débats sur les termes à utiliser : “Les cancers digestifs sont de plus en plus courants, et graves, avec de lourdes conséquences sur le patient, et en termes de santé publique”, détaille l’expert, qui regrette que seulement un tiers des personnes ayant droit au dépistage à 50 ans le sollicite vraiment. Le spécialiste chapeaute une quarantaine d’essais thérapeutiques, pour des nouveaux médicaments et de nouveaux dépistages. Dans l’espoir qu’un jour, on puisse les guérir.

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