“J’ai vécu une sorte de célébrité invisible” : Hervé Le Tellier de retour en librairies

“J’ai vécu une sorte de célébrité invisible” : Hervé Le Tellier de retour en librairies

L’Anomalie était le 27e livre d’Hervé Le Tellier. Comment avait-il vécu le fait de devenir une star des lettres à 63 ans, après une longue carrière d’auteur underground ? Assis face à nous au bar de l’hôtel Montalembert, près des éditions Gallimard, il en rigole : “Oh, il faut relativiser ! Se prendre pour une vedette, c’est une décision personnelle : dans la réalité, quand vous avez le Goncourt, il ne se passe rien, on ne vous arrête pas dans la rue. Un auteur reste anonyme – on n’est pas Brad Pitt, et je le regrette ! Au pic du succès de L’Anomalie, il m’est arrivé de voyager dans le train à côté de quelqu’un qui lisait mon roman, et jamais personne ne m’a reconnu. J’ai vécu une sorte de célébrité invisible, ce qui relativise beaucoup la notion de starification…”

Il poursuit : “Dans L’Anomalie, il y a des cliffhangers à la fin de chaque chapitre, méthodologie de gens comme Stephen King ou Michael Crichton qu’employaient déjà les feuilletonistes ou Hergé dans Tintin. J’avais joué avec les codes du best-seller, sans penser une seconde que ça aurait un quelconque effet sur les ventes du livre, qui est quand même littéraire et expérimental. Recevoir le Goncourt à plus de 60 ans, c’est une surprise joyeuse après un parcours extrêmement libre. J’aurais aimé connaître une telle réussite plus jeune, mais ça aurait peut-être été destructeur : manquant de recul, j’aurais risqué de m’enfermer dans un personnage qui reproduit toujours le même livre, ce qui est une erreur…”

Avec Le Nom sur le mur, Hervé Le Tellier n’a pas écrit L’Anomalie 2. S’interrogeant sur le nom d’André Chaix, mystérieusement gravé sur le mur de la maison qu’il a achetée dans la Drôme en 2016, il découvre qu’il s’agit d’un résistant membre des Forces françaises de l’intérieur (FFI), tué par les Allemands à 20 ans en 1944. Le Tellier reconstitue minutieusement la vie de cet inconnu. Au début du livre, sans donner de nom, il tourne en dérision les écrivains qui expliquent que leur manuscrit était pour eux une “obsession”. On se souvient d’une interview lunaire accordée par Olivier Guez au Monde des livres en 2017, lors de la sortie de La Disparition de Josef Mengele. Il avait le toupet de déclarer : “C’est vite devenu très dur… Je ne souhaite à personne d’avoir à se lever, chaque matin, en pensant à Mengele. Je vivais avec lui, avec ce personnage abject, d’une médiocrité abyssale. Je montais sur le ring. Je l’affrontais. Les six premiers mois, il m’arrivait de crier son nom la nuit.” Rien que ça ! Ayant passé l’âge de faire de tels cauchemars, Le Tellier se montre plus raisonnable : “Tout le monde veut faire un jour son livre sur l’Occupation ou la Shoah. Je me suis trouvé avec ce désir de m’y atteler, comme beaucoup. Mais la dimension posturale de l’écrivain possédé par son sujet, qui plus est un sujet aussi délicat, je ne voulais pas la prendre – c’est indécent. Il m’importait de rester pudique. Dans mon enquête, je ne me mets pas en scène, sauf quand ça a du sens pour moi et que ça me touche, comme quand je parle du suicide de la femme que j’aimais, Piette, quand nous avions 20 ans, âge auquel André Chaix a lui aussi laissé seule sa fiancée, Simone. J’ai essayé de trouver dans cette histoire particulière ce qui ouvre à du général. Ce nom sur mon mur, c’était un très beau levier littéraire, même si je ne voulais pas l’instrumentaliser, en faire un prétexte. André Chaix est mort alors qu’il aurait sans doute préféré vivre. Ce drame, la mort d’un jeune homme tombé sous les balles d’une automitrailleuse nazie, ne suffit pas à en faire une figure de proue de la résistance qu’il aurait incarnée à lui tout seul. Vouloir à tout prix transformer un destin en destinée, ça n’a pas de sens…”

Dans son livre, Le Tellier explique avoir été frappé, adolescent, par le documentaire Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, dont la voix off est assurée par Michel Bouquet, auquel l’écrivain ressemble de plus en plus en vieillissant (mais c’est anecdotique). Au bar du Montalembert, il évoque également Lacombe Lucien de Louis Malle (au scénario cosigné par Patrick Modiano) : “C’est un film formidable, un portrait au vitriol de la collaboration, bien plus qu’Uranus – raison pour laquelle, d’ailleurs, il avait été mal reçu… On y voit bien que, chez les jeunes gens, il n’y a pas les bons et les salauds, mais un basculement possible vers l’un ou vers l’autre.”

De la LCR à l’OuLiPo

La jeunesse de Le Tellier, parlons-en. Tout le monde ne sait pas que, bien avant d’être un respectable lauréat du prix Goncourt, il fut inscrit à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) : “J’étais au collège Stéphane-Mallarmé, dans le XVIIe arrondissement de Paris. A 15 ans, grâce à l’association France-URSS, j’étais parti en Russie, dont j’étais revenu complètement dégoûté. Sans avoir lu Retour de l’URSS de Gide, j’en partageais le constat : j’avais compris que ce pays n’était pas le rêve qu’en faisaient ses promoteurs, mais une jolie petite dictature bien bureaucratique et corrompue. Antistalinien, j’étais trotskiste. Dans mon lycée, les gens les plus marrants étaient à la LCR ou au FHAR – le fameux Front homosexuel d’action révolutionnaire. On rigolait bien, et la vie n’est pas faite pour s’ennuyer…” A-t-il pris des risques physiques au sein de la LCR, comme André Chaix enrôlé dans les FFI ? “Honnêtement, non. Ce n’était pas de l’amusement, je croyais aux idées que nous défendions – et je crois toujours à certaines d’elles. Mais je ne me suis retrouvé qu’une fois face à un revolver, rien à voir avec les jeunes d’autres pays. Je me souviens avoir hébergé une Colombienne qui a été assassinée deux ans plus tard par un groupuscule fasciste. Nous, nous étions des Européens bien protégés par nos démocraties…”

Après la LCR, Le Tellier a trouvé plus tard une autre famille d’adoption : l’OuLiPo. En 1992, il est admis dans le cénacle littéraire cofondé en 1960 par Raymond Queneau, et où sont passés avant lui Marcel Duchamp, Georges Perec ou Italo Calvino. Depuis 2019, il est le président de ce club intello et ludique toujours aussi fermé où l’on trouve une quinzaine de personnes aussi différentes qu’Anne Garréta ou Clémentine Mélois : “On est oulipien avant de le devenir, il s’agit avant tout d’aimer jouer avec la langue. L’OuLiPo n’est pas un groupe de travail littéraire, nous publions des livres très différents, il n’y a rien de commun entre la poésie de Frédéric Forte et ce qu’écrivait Calvino. L’OuLiPo ne dit rien d’une esthétique, mais témoigne d’un rapport à la structure – nous avons un goût pour les contraintes, comme Perec dans La Disparition. Enfin, si on candidate, on ne peut pas être coopté à l’OuLiPo. On ne frappe pas à la porte. Il faut avoir été élu à l’unanimité des membres, pas à la majorité. Ainsi personne ne peut se plaindre de la présence d’un membre. De toute façon, peu de gens s’intéressent à ce qu’on fait, on n’est pas à la mode…”

On fait remarquer à Le Tellier que Le Nom sur le mur peut rappeler Dora Bruder, ce livre sobre et sensible où Modiano partait sur les traces d’une adolescente juive déportée à Auschwitz : “J’aime énormément Dora Bruder, mais c’est une fausse enquête. Je veux dire : c’est une enquête intime, pas technique. On n’est pas chez Philippe Jaenada, qui a une démarche quasiment policière, où il va fouiller – j’ai de l’admiration pour Jaenada, ainsi que pour Grégoire Bouillier.” L’Occupation filtrée par un fin limier de l’OuLiPo : cela renouvelle le genre. Reste à voir si l’anonyme André Chaix se fera un nom.

Le Nom sur le mur, par Hervé Le Tellier. Gallimard, 162 p., 19,80 €.

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