Attentat de l’EI : Moscou, “un ennemi de longue durée” pour les islamistes

Attentat de l’EI : Moscou, “un ennemi de longue durée” pour les islamistes

Aux avertissements de l’ambassade des Etats-Unis en Russie, selon laquelle “des extrémistes” avaient “l’intention de prendre pour cible de grands rassemblements à Moscou”, le chef du Kremlin s’était contenté de répondre “niet”. “Tout cela ressemble à du chantage pur et simple et à l’intention d’intimider et de déstabiliser notre société”, avait alors balayé Vladimir Poutine, le 7 mars dernier.

Près de deux semaines plus tard, à Moscou, quelque 133 personnes sont décédées dans un attentat visant une salle de concert de la banlieue de Moscou, ce vendredi 22 mars. Une attaque revendiquée par le groupe Etat islamique sur l’un de ses comptes Telegram, dans la soirée.

Si la branche de l’organisation ayant commis l’attaque n’est pas précisée, le regard des experts se tourne vers la section afghane de Daech, l’Etat islamique du Khorasan (EI-K) – du nom historique d’une partie du sous-continent indien. “Dans l’imaginaire djihadiste, le Khorasan inclut également certains territoires d’ex-URSS”, précise Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller, interrogée par L’Express.

La Russie se savait pourtant ciblée. Le 7 mars, les services de sécurité (FSB) avaient annoncé dans un communiqué avoir tué des membres de l’EI-K qui “se préparaient à commettre un attentat à l’arme à feu contre les fidèles d’une synagogue” de Moscou. En outre, le FSB indiquait avoir saisi “des armes à feu, des munitions et des composants pour la fabrication d’un engin explosif”.

Des rivalités de longue date

Pour les islamistes, Moscou est “un ennemi de longue durée”, affirme Myriam Benraad, auteure de L’Etat islamique est-il défait ? (Editions CNRS, 2023). “L’EI n’est venu se greffer que tardivement à ce qui était une insurrection islamiste interne à l’ex-URSS”, poursuit la spécialiste, évoquant les rivalités de longue date entre les Républiques du Caucase et le pouvoir russe. Les deux guerres consécutives de Tchétchénie, entre 1994 et 1996 puis entre 1999 et 2009, n’ont fait qu’alimenter cette haine.

Majoritairement musulmane, la Tchétchénie est empreinte d’une tradition djihadiste. “Il y a toujours eu des dissidents ainsi qu’une poussée de l’islamisme au sein de ces Républiques”, indique Myriam Benraad. Rassemblés pour certains au sein d’un “Emirat du Caucase” autoproclamé, qui couvre la Tchétchénie, mais aussi l’Ingouchie et le Daghestan, ses adeptes ont prêté allégeance à Daech en 2014. Puis, en 2015, le chef de l’Emirat du Caucase, Magomed Suleymanov, est assassiné par les unités spéciales de Moscou en République russe du Daghestan. La quasi-totalité des combattants décident alors de partir en Syrie ou en Irak pour y faire leur djihad.

Daech a notamment recruté celui qu’on surnommait le “Tchétchène”, Omar al-Chichani. Le chef et stratège militaire de l’organisation est mort en Irak en juillet 2016. Ainsi, selon le FSB, en 2017, au moins 4 500 Russes se trouvaient aux côtés de groupes terroristes et étaient en majorité originaires des Républiques du Caucase. Myriam Benraad estime que l’attentat de Moscou a “sans doute été orchestré par une majorité de ressortissants russes”.

Les combattants tchétchènes, du fait de leur savoir-faire militaire acquis pendant de longues années de guerres face à la Russie, sont particulièrement respectés au sein de l’organisation terroriste. Par ailleurs, l’EI a produit du matériel de propagande en langue russe – à l’instar du magazine Istok, du al-Hayat Media Center – et a fait la promotion de la cause des militants terroristes qui se battent sur le sol russe.

Entente avec les talibans

Outre ces rivalités en interne, la propagande du groupe islamiste met souvent l’accent sur l’invasion soviétique de l’Afghanistan, de 1979 à 1989, pour rendre compte du bilan d’agressions de la Russie contre l’islam. La récente prise de position de Moscou contre l’EI-K et, par la force de choses, en faveur des talibans au pouvoir en Afghanistan, n’a pas amélioré les relations. Bien que ces derniers aient été qualifiés d’”organisation terroriste” en Russie dès le début des années 2000, les ambitions expansionnistes de l’EI-K ont fait de ce groupe la cible numéro 1 de Moscou dans son combat contre le terrorisme.

Le groupe a “appelé à attaquer dans le monde entier toute personne qui n’est pas alignée sur [son] idéologie extrémiste”, indiquait en ce sens le général Michael Kurilla, commandant du Commandement central des Etats-Unis, lors d’une audition devant la commission des forces armées à la Chambre des représentants, en avril 2023.

Raison pour laquelle Moscou avait accueilli, avant même la chute de Kaboul, une délégation de talibans, le 9 juillet 2021, pour leur faire part des préoccupations russes relatives à une éventuelle contagion de l”instabilité de l’Afghanistan à l’Asie centrale mais également de la menace que l’EI-K pourrait faire peser sur la Russie depuis le sol afghan. Le 3 octobre 2021, la Russie avait par ailleurs été parmi les premières à condamner l’explosion d’une mosquée à Kaboul, revendiquée par l’État islamique du Khorasan.

Ingérence au Sahel

“Le soutien des Russes à des régimes qui sont en guerre contre les djihadistes alimente le sentiment de rancœur” de l’EI, observe Myriam Benraad. Une logique également valable en Afrique, et notamment au Sahel : la Russie fait figure de concurrent dans cette région où Daech est implanté depuis plusieurs années. Au Mali par exemple, le groupe terroriste a “profité du vide laissé par le départ de l’opération Barkhane”, affirme Seidik Abba, spécialiste du Sahel, auprès de TV5 Monde. Et de poursuivre : “L’EI s’est appuyé sur la faillite des États africains.”

Moscou tente également d’étendre son influence dans la région, avec des moyens différents : envoi de mercenaires, propagande, désinformation, soutien aux coups d’État… “Cette stratégie est perçue comme une ingérence ‘mécréante’ en terre d’islam”, nous apprend la spécialiste des relations internationales.

Poutine, soutien de Bachar al-Assad

La Russie est également accusée d’ingérence en Syrie, où Vladimir Poutine a lancé une opération militaire en 2015. Celle-ci répond à une demande officielle “d’aide militaire” du président syrien, Bachar el-Assad. Il s’agissait alors, pour la Russie, de la première intervention militaire en dehors des frontières de l’ancienne Union soviétique depuis la guerre d’Afghanistan.

En s’emparant du dossier syrien, Vladimir Poutine avait pour ambition de bâtir une coalition antiterroriste alternative à celle qui était conduite par les Etats-Unis depuis 2014. Ainsi, Moscou s’est alliée avec Téhéran et Damas pour lutter contre Daech. “Cette intervention militaire a inversé la donne au moment où le pouvoir syrien était proche de l’effondrement. C’est notamment celle qui a permis à Bachar al-Assad, ennemi juré des djihadistes, de reprendre le pouvoir en Syrie.”

L’attentat perpétré à Moscou ce vendredi survient d’ailleurs à la veille du cinquième anniversaire de la chute de Baghouz, le dernier fief territorial de l’Etat islamique en Syrie. Une manière, pour le groupe terroriste, de rappeler qu’il est bel et bien toujours actif ?

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