Bernard Kouchner : “Au Rwanda, les Français avaient formé l’armée génocidaire”

Bernard Kouchner : “Au Rwanda, les Français avaient formé l’armée génocidaire”

“Les Hutu tuent les Tutsi et, apparemment, ils ont décidé de les tuer tous. Ça s’appelle un génocide !” : à son retour du Rwanda, en mai 94, Bernard Kouchner, alors envoyé en tant qu’humanitaire pour faire sortir des orphelins du pays, affirme sans détour ce qui est en train de s’y passer. Le 7 avril, le Rwanda commémorera les 30 ans du génocide de 1994 : en cent jours, entre 800 000 et 1 million de personnes, en très grande majorité des Tutsi, groupe minoritaire face aux Hutu, sont exterminées, la plupart à la machette. Un carnage qui durera trois mois, dans une indifférence presque générale. Pour L’Express, celui qui a été ministre des Affaires étrangères de 2007 à 201, revient sur les zones d’ombre de l’attitude du président de l’époque François Mitterrand, la part de responsabilité des autorités françaises, le rôle des militaires, la lenteur de la réponse internationale… Il donne aussi sa vision du “miracle” rwandais, alors que l’actuel président, l’autocrate Paul Kagamé, au pouvoir depuis vingt-quatre ans, sera probablement réélu le 15 juillet prochain, sans véritable opposition. Bernard Kouchner sera le grand témoin du colloque “Trente ans après le génocide des Tutsi” au Rwanda, organisé par le géopolitilogue Fréderic Encel, le 24 mars prochain à la Paris School of Business (Grand amphi,59, rue Nationale 13è – 24 mars / 10h-17h). Inscription obligatoire pour le matin et l’après-midi.

L’Express : Trente ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, quel regard portez-vous sur cette période et, en particulier, sur l’attitude de la France, qui a été largement documentée, mais dont vous avez été le premier témoin ?

Bernard Kouchner : Au début, personne, personne n’a cru à un génocide. Pourtant, de retour à Paris, j’ai parlé, j’ai fait énormément de télévisions, d’interviews, mais personne n’arrivait à se figurer l’ampleur du massacre. Il y avait une vision simpliste de ce qui se passait là-bas : le FPR de Paul Kagamé [dont les attaques à partir de 1990 avaient déclenché la guerre civile au Rwanda, qui s’est “conclue” officiellement par les accords d’Arusha, en 1993], c’était “les méchants” et le pouvoir légitime de Kigali ne faisait que les combattre. C’était la grille de lecture en France, et notamment dans “le groupe de l’Elysée”, les proches du président de l’époque, François Mitterrand. Pourtant, j’avais téléphoné deux fois à François Mitterrand à partir du Rwanda en lui disant : “Vous vous trompez complètement. Ici, on marche sur des cadavres.” Il m’avait répondu : “Je vous connais, vous exagérez toujours.” Je suis même revenu en France pour l’accompagner dans un voyage en Afrique du Sud, où je devais parler à Nelson Mandela. J’ai demandé à Mandela de venir au Rwanda, car je pensais que lui seul pouvait arrêter le massacre. Il a refusé, car il venait juste d’être élu en Afrique du Sud. Ensuite, j’ai pu par deux fois parler seul avec le président de la République et lui dire ce que j’avais vu et l’horreur de ce qui se passait.

En 1994, nous sommes en gouvernement de cohabitation. Mais le dossier est traité directement par l’Elysée : le Premier ministre d’alors, Edouard Balladur, ne s’en saisit pas ?

A l’Elysée, il y avait un petit noyau autour de François Mitterrand, qui, sans doute, voulait s’affirmer par rapport à la cohabitation avec le gouvernement d’Edouard Balladur. Dans ce groupe, il y avait le secrétaire général de la présidence, Hubert Védrine, le chef d’état-major, Jacques Lanxade, son adjoint, Jean-Pierre Huchon, le diplomate Bruno Delaye… Il est certain qu’ils auraient dû savoir. Probablement, dans ce groupe, les militaires, au moins, savaient, parce qu’ils reçoivent des informations, les dépêches de la DGSE, etc. Il y a donc eu des avertissements. Ne les ont-ils pas lus ou ne voulaient-ils pas savoir ? Je ne sais pas. Même aujourd’hui, je ne peux pas arriver à me dire que Mitterrand savait et qu’il a voulu ignorer cette réalité. Comment voulez-vous penser que le chef de la gauche puisse être informé d’un génocide et ne pas réagir ? Il était au moins responsable des rapports avec Juvénal Habyarimana [NDLR : un Hutu, président du Rwanda soutenu par la France et dont la mort, dans le crash de son avion, abattu par un missile, le 6 avril 1994, à Kigali, marqua le début du génocide]. Les Français n’étaient pas en première ligne pour tirer, certes, mais ils étaient en première ligne quand même, parce qu’ils formaient l’armée, l’armée génocidaire. Mais, en vérité, ce n’était pas seulement l’armée. Tout le peuple a participé au génocide, tout le monde a tué son voisin, même les enfants.

Pourquoi, tout de même, une telle indifférence des responsables politiques en France ?

D’abord, c’était une ancienne colonie belge, ce n’était pas vraiment “chez nous”, le Rwanda. Deuxièmement, on croyait à la présence des Britanniques, car la rébellion du FPR avait ses bases en Ouganda, et que l’Ouganda était une ancienne colonie britannique. Troisièmement, il y avait prétendument la “main” des Américains, car Paul Kagamé avait été formé militairement par eux. De plus, Kagamé ne parlait pas français ! A un de mes retours du Rwanda, j’avais croisé Alain Juppé, qui était ministre des Affaires étrangères, et qui a été le premier dans le gouvernement de cohabitation à parler de génocide. Je demandais une force d’interposition et Juppé y a été favorable. Mais il m’avait expliqué qu’il existait des tensions au sein de l’exécutif. Finalement, la France a fini par le faire, via l’ONU, j’ai dû convaincre le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali d’envoyer des forces. L’opération Turquoise a débuté en juin, mais la majorité des Tutsi étaient déjà morts.

Le rôle précis de cette opération, qui survient alors que le génocide a déjà en effet très largement eu lieu, reste flou encore trente ans après…

L’opération Turquoise a été faite avec des consignes. Celles-ci n’étaient pas de “soutenir les Tutsi”. Pas du tout. C’était de “faire la paix”, mais les Hutu étaient presque entre eux à ce stade. L’opération a été organisée par la France, avec un mandat des Nations unies. Les soldats sont arrivés par la RDC. Et, malheureusement, ils ont laissé passer les génocidaires, en particulier les membres du gouvernement [qui fuyaient le Rwanda après la prise de pouvoir de Kagamé, début juillet].

Paul Kagamé, qui dirige le pays depuis 2000, fait face à une élection présidentielle le 15 juillet prochain. Il n’a pratiquement pas d’opposition. Que pensez-vous de sa politique, qui a fait du Rwanda une puissance économique mais en négligeant la question des droits de l’homme ?

Franchement, Kagamé a été formidable. Le Rwanda est devenu le plus brillant pays d’Afrique. Le processus de réconciliation dans le pays a été incroyable. Tout le monde avait participé au massacre. Il y avait tellement de monde qu’on ne pouvait les juger tous. J’ai visité les prisons. J’ai parlé avec des assassins. Les tribunaux traditionnels, les “gacaca”, ont permis de faire face à la culpabilité collective. Kagamé devait refaire le pays avec les Hutu et le reste des Tutsi. Il fallait que ça marche. Bien sûr, on a critiqué Kagamé, on aurait préféré un parfait démocrate, mais ce n’était pas possible.

En 2021 est paru le rapport Duclert, commandé par Emmanuel Macron. Il met en évidence les manquements de la France, mais sans aller jusqu’à la complicité de génocide. Le président n’ira pas aux commémorations du 7 avril. Devrait-il présenter des excuses au nom de la France ?

Emmanuel Macron avait vingt ans de retard de la France à rattraper, il a fait ce qu’il fallait pour que les relations se rétablissent. Il y a eu un déni de la part des autorités françaises, le livre de Vincent Duclert [La France face au génocide des Tutsi. Ed. Tallandier, 2024], encore plus fouillé que son rapport, le montre très bien. Des excuses ? Oui, ce serait mieux.

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