Ces planques où les barons de la drogue jouissent d’une totale impunité

Ces planques où les barons de la drogue jouissent d’une totale impunité

“Opération pichenette” et “communication XXL”, moque le syndicat de la magistrature. Une “pieuvre” , une “hydre”, constatent les magistrats, parfois désabusés. Le trafic de drogue n’a jamais été aussi florissant en France, porté par une consommation en hausse constante. Des “checkpoints”, frontières revendiquées entre la rue et le royaume des dealers, coupent désormais certains quartiers du reste de la ville. Les actes de torture et les règlements de compte meurtriers s’y multiplient, on découvre aussi des commandos de mineurs tueurs, ignorant parfois tout de leur commanditaire. “Vertige” et “bord du gouffre”, disent les sénateurs de la commission d’enquête sur le narcotrafic en France.

Face à la crise, le gouvernement tente de reprendre le contrôle. Des opérations “place nette XXL” se lancent à Marseille, Sevran, Toulouse, Strasbourg, Nantes, Lille… De discrètes enquêtes anti-blanchiment, aussi, à la poursuite de criminels toujours plus ingénieux. A l’abri des regards, une lutte sourde se joue entre la police et ces princes du deal, réfugiés à Dubai, au Maroc ou en Espagne où ils prétendent blanchir l’argent sale en toute quiétude. Chaque camp tentent d’actionner tous les leviers pour distancer l’autre. Enquête sur une guerre aux ramifications politiques, sécuritaires, diplomatiques, technologiques et scientifiques.

EPISODE 1 – Ces quartiers gouvernés par les dealers : enquête sur l’ampleur du trafic de drogue en France

EPISODE 2 – Chimistes colombiens, messageries cryptées… Les complices inattendus du trafic de drogue en France

Chapitre 5 – A la recherche des blanchisseuses

Le blanchiment est parfois simple comme un jeu à gratter. En octobre 2023, trois personnes sont arrêtées en Seine-Saint-Denis pour des manœuvres concernant des tickets à gratter. Grâce, semble-t-il, à un réseau de gérants de bar-tabac, ils contactaient les heureux gagnants au PMU ou à la Française des Jeux pour leur proposer d’échanger leur ticket contre une somme supérieure à leur gain, en liquide. Tout le monde s’y retrouvait, en particulier ces trafiquants qui, moyennant cette petite commission, pouvaient obtenir un virement bancaire et faire rentrer leur argent dans le circuit légal.

“J’ai demandé à ce qu’on mène un très gros travail de recherche de l’argent. ‘Follow the money’, comme on dit”, prévient Gérald Darmanin. Jusqu’à une date récente, les subtilités de l’évacuation de l’argent sale échappaient un peu aux enquêteurs, faute de formation suffisante. “On a eu une pénurie d’enquêteurs financiers, en train de se résorber”, confirme Samuel Vuelta-Simon, le procureur de la République de Toulouse. Aspect longtemps négligé et pourtant essentiel, tant les motivations des trafiquants se résument ces millions d’euros qu’ils parviennent à engranger dans l’impunité. “Le risque carcéral est assumé par les trafiquants. Ce qui leur fait mal, c’est de taper sur la richesse accumulée”, résume Olivier Caracotch, le procureur de Dijon.

Les “narcos” ont traditionnellement recours au “schtroumpfage”, comme disent les limiers de la financière, une dissémination de petites sommes parmi leur entourage, vouée à demeurer bien en deça des seuils d’alerte. L’achat d’une voiture en liquide en Allemagne, où cette transaction est légale, est également un grand classique, disent les enquêteurs, comme le blanchiment de proximité. Les magistrats citent toujours le même type de commerce, des “barber shop”, des supérettes sans le moindre client, dans lesquels l’argent liquide de la drogue est discrètement encaissé puis ultérieurement rendu sur un compte bancaire, d’une manière détournée. “Le blanchiment de proximité sert surtout à asseoir sa position dans le tissu local”, plus qu’à se virer de grosses sommes, expose Anne-Sophie Coulbois, la cheffe de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF).

Autrefois en peine de lutter contre cette criminalité invisible, le parquet de Bobigny mène depuis un an une action ultra-offensive contre ces petits commerces aux ressources un peu trop surprenantes, en lien avec les experts de Bercy. “Nous sommes en circuit court avec Tracfin. Ils nous informent des sociétés qui présentent des caractéristiques de sociétés blanchisseuses, c’est-à-dire celles qui connaissent beaucoup de mouvement dès leur création. Tracfin peut s’opposer à tout mouvement s’il existe une suspicion”, décrit Eric Mathais, le procureur de la République.

Dans ce cas de figure, le parquet de Bobigny a également pris l’habitude de demander la saisie des fonds, sur la base d’une enquête pour blanchiment d’argent. La mesure a permis de récolter la bagatelle de 7,3 millions d’euros depuis septembre 2023. Beaucoup, mais moins que les 40 millions d’euros blanchis en cinq ans par un réseau démantelé en mai 2023 dans l’agglomération marseillaise. Quand les sommes s’envolent de cette façon, c’est que le trafiquant utilise la méthode de la compensation, à la fois ultra-simple et extrêmement complexe à suivre. L’idée ? Donner l’argent en liquide à un partenaire qui effectuera un virement bancaire du même montant, moins sa commission, en générale égale à 10% du total. Ce banquier occulte, souvent surnommé “saraf”, agent de change en arabe, doit disposer d’une surface financière confortable, dans un pays à l’abri des accords de coopération avec la France. Entre les deux transactions, un entrelacs d’intermédiaires, de sociétés plus ou moins fictives, si possible dans le maximum de pays les plus opaques possibles.

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L’Ofast estime que le secteur du BTP est particulièrement perméable à ces schémas, en raison de la pratique fréquente du travail dissimulé en son sein. L’organe anti-trafic de drogue cite également “les hubs financiers et commerciaux chinois”, ces “centres grossistes qui abritent une multitude de sociétés”, notamment le Fashion Center d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Lors du procès de grossistes blanchisseurs, ce 22 mars 2024, le parquet de Bobigny a qualifié le centre d’affaires de “plaque tournante du blanchiment international qui recycle l’argent du trafic de cannabis”. La société de Bingwu Z., un des prévenus, a fait transiter 1,1 million d’euros d’argent liquide en deux mois.

Chapitre 6 – Les planques des “narcos”

Novembre 2023. Le gratin de la police française reçoit Abdullah Khalifa Al Merri, le chef de la police de Dubai, à Nanterre, au siège de l’Ofast et d’autres services du ministère de l’Intérieur. Le fonctionnaire émirati vient de rencontrer Gérald Darmanin à Beauvau, l’entrevue se présente sous les meilleurs auspices. L’ordre du jour roule sur le traitement des grands trafiquants de drogue aux Emirats arabes unis, quand le responsable dubaïote douche les espoirs français. “Chez nous, il y a une tradition d’accueil”, avance-t-il. “L’humanité, c’est important”, indique-t-il aussi lorsqu’il est question du sort des familles de “narcos”, là où les “grands flics” de Nanterre attendaient une fermeté maximale.

Entre les deux pays, on peine depuis toujours à se comprendre sur la question. Vingt-cinq des cinquante plus grands dealers français, “ceux dont on pense qu’ils tiennent la drogue en France” a l’habitude de dire Gérald Darmanin, séjournent à Dubaï, sous des statuts modestes, souvent auto-entrepreneur, malgré leur immense fortune dont ils font profiter le tissu local. En toute quiétude, équipés de leur smartphone avec messagerie cryptée, ils organisent leur trafic depuis l’Emirat, commandant l’acheminement des produits et de l’argent à distance. “J’ai transmis la liste des trafiquants réfugiés à Dubai au ministre de l’Intérieur émirati”, nous précise le locataire de Beauvau, qui s’est déjà rendu deux fois aux Emirats, et prévoit d’y retourner avant l’été. Avec des résultats contrastés, pour le moment. Entre 2021 et 2023, quatre “cibles d’intérêt prioritaire”, selon le jargon des policiers français, ont été arrêtés à Dubaï. Mais début janvier 2024, Abdelkader Bouguettaïa, dit “Bibi”, condamné à neuf ans de prison en son absence, a été libéré, ainsi que Abdel Karim Touil, un autre “narco” présumé. Les documents nécessaires à leur extradition n’étaient pas parvenus dans le délai prévu de 40 jours, ont argué les Emiratis. Afin de mettre un terme à ces scories, un magistrat de liaison entre les deux pays arrivera à Abou Dabi le 15 avril.

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L’Ofast a dressé le portrait-robot du grand trafiquant français. Un “homme âgé de 40 ans en moyenne”, “issu principalement d’une cité sensible”, avec des “liens d’habitude avec le grand banditisme”, “possédant majoritairement la double nationalité avec un pays du Maghreb”, et surtout doté d’un “patrimoine supérieur à une dizaine de millions d’euros”. Aucun n’habite en France. Leur fortune faite, ces “narcos”, souvent survivants de multiples guerres de territoires, émigrent afin “d’éloigner le risque d’interpellation”. Notamment au Maroc, où la coopération avec la police française est historiquement mauvaise. “Les Marocains coopèrent parfois dans des affaires où leurs ressortissants ne sont pas en cause, mais pour le reste, les commissions rogatoires… c’est très compliqué”, se souvient le commissaire Jean-Marc Souvira, attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France entre 2015 et 2016, époque d’une grande fâcherie entre Rabat et Paris. “Les Marocains utilisent leur coopération policière comme un levier diplomatique. Ça dépend du moment, de leur intérêt, de notre attitude sur tel ou tel dossier”, explicite Jean-Marc Souvira.

Contrairement aux habitudes, le 8 mars 2024, le trafiquant Félix Bingui a été interpellé avec l’aide active de la police marocaine. “La preuve qu’il ne faut jamais partir défaitiste”, souligne la préfète Frédérique Camilleri. Le dealer y supervisait probablement des transferts de résine de cannabis, spécialité historique de la région du Rif, où “la culture illégale de cannabis”, “tolérée par les autorités”, et plaçant le pays au premier rang mondial, représente “une part essentielle de l’activité économique”, analyse l’Ofast.

Quelques centaines de kilomètres plus au Nord, la Costa del Sol, en Espagne, constitue la troisième destination la plus prisée des trafiquants en fuite. Ils peuvent y superviser directement, les pieds dans l’eau, l’acheminement des convois depuis le Maroc. La coopération avec la France y est toutefois excellente. Le 11 mars 2024, policiers français et espagnols ont interpellé de concert treize membres présumés de la DZ Mafia, soupçonné d’avoir pris part à la tentative de meurtre de “Sarkozy”, Mohamed T. de son vrai nom, l’ancien gérant du point de deal de la Castellane. La destination est déconseillée aux dealers concernés par une notice rouge d’Interpol, synonyme de demande d’arrestation.

A Dijon, un des réseaux de trafiquants les plus importants de la ville est dirigé par une fratrie entièrement délocalisée à l’étranger. Les trois frères résident respectivement à Dubai, au Maroc et en Espagne.

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