Crédits biodiversité : vers un marché du carbone… en pire ?

Crédits biodiversité : vers un marché du carbone… en pire ?

Verrons-nous un jour se créer un marché de la biodiversité efficace, pour répondre à l’effondrement du vivant ? Depuis quelques années, cette solution, visant à attribuer un coût à la nature et donc financer des compensations à sa destruction, connaît un souffle nouveau. Fin 2022, lors de la COP 15 de Kunming-Montréal, les Etats s’étaient engagés au terme d’un accord qui se voulait aussi ambitieux que celui de Paris sur le climat, à trouver de nouveaux mécanismes de financement pour la protection de la nature. Le but : dénicher 200 milliards par an d’ici 2030, en mobilisant toutes sortes de ressources disponibles, et notamment le secteur privé via les crédits biodiversité.

Depuis, la France réfléchit beaucoup sur cette question. En mars dernier, lors du One Forest Summit, au Gabon, Emmanuel Macron évoquait déjà la création de “certificats biodiversité”, permettant d’attester des politiques de protections de l’environnement, qui pourraient être “échangés soit avec des États souverains, soit avec le secteur privé au titre de contribution à la protection de la nature”. Paris est aussi à l’initiative, avec Londres, d’une “feuille de route mondiale pour le développement de crédits biodiversité fiables, impactant et équitables”, annoncée lors du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial en juin dernier. A travers ces notions de crédits, ou certificats biodiversité, l’Etat entend se reposer sur le marché pour rémunérer les projets de protection de l’environnement et permettre aux entreprises privées ayant une activité néfaste sur la nature de compenser leur impact.

Mais cette initiative suscite des doutes. “On a déjà vu le film. C’est le même que pour les crédits carbone, mais en pire cette fois”, prévient Frédéric Hache, ancien spécialiste des marchés, aujourd’hui directeur de Green Finance Observatory. Petit retour en arrière : depuis 2005 et la création du marché européen du carbone, les entreprises consommant beaucoup d’énergie et ayant dépassé leurs quotas d’émissions de CO2 peuvent acheter des “droits à polluer” auprès d’autres entreprises n’ayant pas atteint leurs limites d’émissions, ou des porteurs de projets “verts” offrant des solutions de captages de CO2 (via des forêts ou des solutions technologiques). Mais ce système suscite de nombreuses critiques en raison notamment du nombre trop important de sociétés bénéficiant de crédits “gratuits”. Par ailleurs, son impact supposé positif sur la nature, par le biais du financement de projets de reforestation, fait désormais l’objet de sérieux doutes, certains crédits “certifiés” n’offrant en réalité pas de bénéfice pour l’environnement. Ces failles pourraient très bien ressurgir à l’occasion de la mise en place de crédits pour la biodiversité. Ce nouveau système posséderait même un défaut majeur en plus. Car si le marché du carbone pouvait se targuer de disposer d’une métrique simple (la tonne équivalente CO2), “il est à l’inverse impossible de standardiser des millions d’espèces en quelques actifs liquides”, rappelle Frédéric Hache.

Le Royaume-Uni précurseur

En dépit de ces écueils, certains mécanismes commencent à émerger. Au Royaume-Uni, un système existe depuis le mois de février pour les promoteurs immobiliers. Il prévoit de compenser les effets néfastes de leurs activités sur l’environnement à hauteur de 110 %, par des actions ayant des gains avérés de biodiversité. Pour les promoteurs n’atteignant pas leurs objectifs, l’achat de crédits biodiversité sur un marché réglementé sera possible, à l’instar de ce qui se fait avec les crédits carbone. Mais les interrogations restent nombreuses : où pourront se faire ces compensations, comment sera prise en compte l’évolution de la valeur économique d’une zone naturelle, certaines espèces seront-elles plus valorisées que d’autres… ? Au contraire de la compensation des effets de gaz à effets de serre, globalement diffus dans l’atmosphère terrestre, les impacts sur la diversité des milieux naturels ne peuvent être parfaitement compensés.

Dès lors, faut-il rémunérer les pratiques vertueuses et restaurer ailleurs ce que l’on détruit quelque part, ou bien estimer le prix des “services écosystémiques” rendus par la nature (comme le filtrage des eaux par les sols par exemple) et bâtir un marché autour ? Créé à l’initiative de la France et du Royaume-Uni, l’International advisory panel on biodiversity crédits (IAPB) tente de répondre à ces interrogations. Ce petit groupe de scientifiques et de responsables politiques – dont l’ancienne sous-gouverneure de la Banque de France, Sylvie Goulard – se défend de vouloir “marchandiser” la biodiversité. L’IAPB prétend “contribuer à façonner les marchés de la nature, accroître et accélérer les investissements dans la nature d’une manière qui soit bénéfique pour les personnes et la planète”, en prenant en compte les dernières données scientifiques, les connaissances des populations autochtones, et les évolutions du marché… “Pour le moment, il n’y a pas de consensus sur la mise en place d’un marché secondaire, mais plutôt autour d’instruments volontaires proposés aux entreprises pour démontrer leur contribution à la sauvegarde de la biodiversité”, détaille Alain Karsenty, économiste et chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), qui a participé à des groupes de travail sur le sujet. Et l’on peut douter de leur succès en raison d’un manque de fiabilité.

Un marché à 70 milliards de dollars

Ce recours aux “certificats” plutôt qu’aux “crédits”, est aussi une position défendue par la branche biodiversité du cabinet de conseil en stratégie de transition écologique Carbone 4 et le Muséum d’histoire naturelle. L’idée développée par les deux instances est de développer des certificats attestant des effets bénéfiques d’un projet, sans pour autant fournir un support à la compensation. “Le cœur du projet de recherche est d’établir une méthode pour quantifier les gains de diversité des actions de restauration, de régénération, ou de conservation menées sur le terrain. Mais il ne peut s’agir d’une autorisation à annuler d’autres impacts négatifs générés ailleurs”, explique Arthur Pivin, responsable du pôle Biodiversité de Carbone 4. Ces certificats de biodiversité pourraient ainsi être achetés par une entreprise pour valoriser son impact sur l’environnement, sans pour autant donner lieu à un marché dédié.

Ces dispositifs connaîtront-ils le développement massif que certains leur prédisent ? Selon les projections du Forum économique de Davos, la demande mondiale pour les crédits volontaires de biodiversité pourrait atteindre les 2 milliards de dollars en 2030, et culminer à près de 70 milliards en 2050. Une perspective enthousiasmante pour les partisans de la finance verte, qui devra s’accompagner d’une solide intégrité scientifique : “Tout le monde est très conscient des dangers inhérents à ces dispositifs, il y a une vigilance très forte sur l’intérêt et les risques de dérives de ce marché”, assure Claire Tutenuit. Un point essentiel pour que ces milliards protègent l’environnement au lieu de le détruire.

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