David Djaïz et Xavier Desjardins : “Présenter les agriculteurs comme des pollueurs est insultant”

David Djaïz et Xavier Desjardins : “Présenter les agriculteurs comme des pollueurs est insultant”

De même que le gilet jaune français prétendait à la haute visibilité, l’agriculteur du Lot-et-Garonne ou de la Hesse vient nous rappeler, en bloquant les routes européennes avec son tracteur, que nous avons beau passer le plus clair de notre temps derrière des écrans, nous dépendons tous d’une industrie aujourd’hui soumise à nombre d’injonctions contradictoires, entre normes environnementales et production massive à bas coûts. Il ne faut pas y voir un phénomène isolé. Si l’on en croit David Djaïz et Xavier Desjardins, qui font paraître le 1er février La Révolution obligée (Allary éditions), la politique écologique européenne se trouve dans son ensemble mal pensée, aboutissant inévitablement à la révolte puis à l’inaction.

Pour y remédier, l’essayiste remarqué pour ses ouvrages Slow Démocratie et Le Nouveau Modèle français (Allary éditions) et le professeur d’urbanisme et d’aménagement de l’espace à Sorbonne université proposent de penser la transition écologique comme un vaste projet social, industriel et même géopolitique, qui tournerait le dos aux injonctions technocratiques et à l’enfer bureaucratique, tout en aidant les personnes aux moyens modestes à supporter ses coûts décourageants. Sans cette “révolution”, alertent-ils, nous ne saurons répondre aux exigences de la préservation de la nature tout en nous retrouvant dépassés par les Etats-Unis et la Chine, qui font feu de tout bois pour consolider leurs modèles respectifs.

Les deux auteurs, qui ont fourni un travail remarquable d’analyse et de formulation de propositions, se montrent sans doute un tantinet optimistes sur l’appétence de nos sociétés et des individus qui les composent au sacrifice mutuel. Mais leur enthousiasme est contagieux. Ils espèrent que leur livre donnera des idées aux responsables politiques – et on l’espère avec eux, tant notre pays, et notre continent, ont besoin d’une écologie à la fois réfléchie et concrète.

L’Express : Votre appel à une “révolution obligée” commence par la description d’un paradoxe : on parle d’autant plus d’écologie, aujourd’hui, qu’on agit peu.

David Djaïz : L’économiste Robert Solow avait souligné ce paradoxe selon lequel l’ordinateur était partout, sauf dans les statistiques de la productivité. On pourrait parler, de même, d’un paradoxe de l’action écologique : l’écologie est désormais partout, sauf dans les statistiques de la décarbonation. Un chiffre me paraît à cet égard significatif : en 2023, 82 % de l’énergie primaire consommée dans le monde était d’origine fossile. En 1983, alors qu’on ne se souciait pas d’écologie, à part quelques lanceurs d’alerte, c’était la même proportion. Nous sommes drogués aux énergies fossiles. Cela révèle que l’écologie est d’abord un problème d’action.

Comme l’énergie est le sang des sociétés, si l’on veut mener cette action, il nous faut engager une révolution énergétique, et partant une révolution industrielle puisque les deux sont liées. La première révolution industrielle a eu lieu parce que le charbon a fait son entrée en force dans l’équation énergétique. Tant que nous n’aurons pas le courage de poser ainsi le problème, nous continuerons à préférer le discours aux actes, la morale à la politique.

Or pour l’instant, l’Europe n’arrive pas à présenter l’action climatique sous cet angle. Elle émet à la place une litanie de réglementations, de normes et de taxes qui sont vécues comme punitives – l’actuel mouvement des agriculteurs en étant la dernière illustration, et il ne sera sans doute pas le dernier, il pourrait même être la préfiguration de soulèvements à venir. La défense de l’environnement par l’Europe prend parfois des accents idéologiques qui contrastent avec une politique industrielle, énergétique ou commerciale timide. En regard, les Chinois et les Américains, que l’on considère souvent comme rétrogrades sur le plan du climat, ont engagé depuis quelques années une véritable révolution énergétique et industrielle. Au quatrième trimestre 2023, l’entreprise qui a le plus vendu de voitures électriques dans le monde est l’entreprise chinoise BYD, qui est même passée devant l’américain Tesla. Où est l’Europe ?

Xavier Desjardins : C’est tout le paradoxe de l’Europe. Du point de vue des ambitions écologiques, l’Union européenne est nettement en pointe. Le pacte vert pour l’Europe lancé à partir de 2019 trace le chemin le plus exigeant en matière de lutte contre le dérèglement climatique, puisqu’il propose de diminuer de 55 % les émissions de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990. Il est tout aussi ambitieux quant à la qualité de l’eau, des sols ou encore de l’air en ville.

Cependant, nous avançons si lentement que par exemple, pour les émissions de gaz à effet de serre (GES), il nous faudra fournir dans les 7 ans qui nous restent un effort aussi considérable que celui effectué depuis 1990 ! C’est en partie parce que cette ambition se heurte à des oppositions sociales extrêmement fortes. Aujourd’hui ce sont les agriculteurs, hier les gilets jaunes, en Allemagne ceux qui doivent renoncer à leurs chaudières au gaz, aux Pays-Bas les paysans confrontés aux réglementations sur l’azote, en Irlande les utilisateurs de chauffage à base de tourbe… La transition écologique est vécue comme une attaque à l’encontre des classes moyennes, déjà fragilisées par la globalisation financière des années 1990-2010. Elle apparaît comme une menace pour l’emploi dans de très nombreux secteurs : l’agriculture, l’automobile, le commerce, le tourisme. Par ailleurs, les classes moyennes se sentent menacées dans différents aspects de leur mode de vie : la voiture, la maison individuelle, et même le barbecue !

De notre côté, nous voulons montrer par ce livre qu’il est souhaitable et même possible de réconcilier les classes moyennes avec l’ambition écologique, et que l’action climatique provoquera certes des pertes et des gains pour chacun, mais que finalement le bilan sera positif, surtout si on le compare à l’inaction climatique qui aura des effets cataclysmiques pour tout le monde.

L’actuel mouvement de contestation mené par des agriculteurs français et européens ne suggère-t-il pas que cette attaque est réelle et non seulement ressentie ?

X. D. : Le cas des agriculteurs est typique des difficultés de la transition. Ceux-ci se rebiffent car ils se voient imposer de nouvelles normes qui accroissent leur travail et donc leurs coûts de production, ce qui déséquilibre le modèle économique d’une profession certes très diverse, mais dont une partie des membres vit déjà mal, et davantage encore depuis la guerre en Ukraine et l’inflation des prix de l’énergie qui en a résulté.

Dans ce contexte, changer de modèle d’agriculture ne revient pas seulement à faire évoluer les pratiques des agriculteurs, c’est modifier la chaîne de valeur globale, des multinationales qui leur vendent les intrants à la grande distribution en passant par les banques et les industries agroalimentaires. Pour l’instant, on ne considère qu’un seul maillon de la chaîne, le plus faible – la France a conservé une agriculture familiale indépendante, la taille moyenne d’une exploitation étant de 60 hectares -, lequel se retrouve à supporter presque toutes les contraintes.

Par exemple, il est très difficile de demander à un agriculteur de limiter l’usage de pesticides si de l’autre côté le distributeur refuse de lui acheter des produits qui ne correspondent pas exactement à ses exigences – par exemple celle de commercialiser des fruits et légumes sans le moindre défaut. Il est tout aussi injuste et absurde de demander à un éleveur de vaches laitières qui a dû faire de lourds investissements dans des robots de traite et de l’élevage hors-sol pour satisfaire un industriel de changer subitement ses pratiques alors qu’il s’est endetté pour acheter les machines.

Nous proposons donc de changer complètement de méthode en matière de négociation. On pourrait par exemple concevoir des états généraux de l’agriculture, décentralisés par terroir et par filière, conçus sous la forme de négociations entre les différents acteurs de la chaîne de valeur agricole et alimentaire autour d’un “triple pacte” : économique (produire et rémunérer correctement les agriculteurs), environnemental (la transition vers une agriculture régénérative) et social, (reconnaître les agriculteurs à la hauteur de leur contribution au bien commun).

D. D. : Le mouvement des agriculteurs se trouve au carrefour de plusieurs évolutions qui se manifestent dans d’autres aspects de la transition écologique. L’agriculture disparaît progressivement depuis les années 1950, les agriculteurs-exploitants étant passés de 2,5 millions en 1955 à 1,5 million en 1982, à moins de 400 000 aujourd’hui. Dans le même temps, la PAC a été conçue pour subventionner la production en grandes quantités et surtout fournir une nourriture qui soit la moins chère possible. Est-ce une évidence alors que dans le même temps on accepte, dans les grandes agglomérations, de payer des logements minuscules à prix d’or ? Ne faudrait-il pas discuter du vrai prix que l’on devrait payer pour se nourrir ?

Deuxième point, les objectifs écologiques de réduction des émissions de GES, des pesticides, de l’utilisation d’azote ou même de réduction du cheptel bovin, sont fixés par des technocrates sans être sérieusement discutés avec les principaux intéressés, et ne sont jamais mis en œuvre dans le cadre d’un vrai plan de transition, y compris social.

Ajoutons un troisième élément, peut-être le plus fort : dans le discours écologiste dominant, très citadin, les agriculteurs sont présentés comme des pollueurs, des épandeurs, des rétrogrades qui dégradent la planète, la qualité des sols et des cours d’eau. C’est tout simplement insultant, d’autant qu’ils font face à une très forte inflation sur les produits énergétiques et toutes les consommations intermédiaires. Leur situation est difficilement tenable. Ils ont l’impression d’être devenus “les hommes et les femmes en trop”, les surnuméraires, alors que leur rôle est essentiel à la société. On marche sur la tête !

Que faut-il faire alors ?

D. D. : Il faut réviser en profondeur le pacte vert européen. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! Le pacte vert comprend des avancées qu’il faut conserver : une ambition écologique élevée, un cap clair donné à différents secteurs économiques – par exemple la voiture électrique – et une taxe carbone aux frontières. C’est surtout la méthode qui ne convient pas.

L’agriculture de demain nécessite un nouveau partage de la valeur dans lequel les consommateurs accepteront de payer un peu plus cher une alimentation de meilleure qualité – avec sans doute des aides pour les plus modestes afin d’accéder à ces aliments payés à un plus juste prix – et en circuit plus court et plus raisonné sur le plan environnemental. Il faudra au passage que les oligopoles de l’amont et de l’aval acceptent de participer au très lourd investissement nécessaire pour la transformation des exploitations agricoles. Il faudra aussi rémunérer au juste prix les autres services que rendent les agriculteurs à l’environnement, comme le stockage du carbone, l’entretien de la biodiversité et la production d’énergie, en prenant garde à ce que les agriculteurs ne tombent pas dans les mains d’autres géants industriels, énergétiques cette fois. Il faudra enfin apprendre à négocier autrement, au niveau local, en prenant appui sur les collectivités locales – ce qui tombe sous le sens mais n’existe pas aujourd’hui, puisque le ministère et la FNSEA dialoguent au niveau national de façon paradoxalement hors-sol.

Les mêmes défis vont se poser au secteur automobile. Puisque l’interdiction de vendre des véhicules thermiques neufs a été fixée unilatéralement à 2035, des territoires entiers, comme la Vallée de l’Arve en Haute-Savoie où 11 000 emplois directs dans le décolletage dépendent de l’industrie automobile thermique, vont devoir s’adapter rapidement. Si l’on n’est pas capable d’engager une nouvelle méthode de négociation par filière et par territoire afin d’organiser la reconversion des salariés, nous nous dirigeons vers des catastrophes sociales en série.

L’expérience récente des gilets jaunes ne semble pas avoir servi de leçon à nos gouvernements…

X. D. : Pourquoi la transformation écologique est-elle si difficile à piloter ? Elle nécessite de dessiner un compromis entre générations, entre territoires, entre classes sociales, entre filières économiques. Par ailleurs, elle implique de jouer simultanément sur les comportements individuels, les réseaux techniques (l’énergie et le transport), les organisations sociales (une mobilité moins carbonée impose de repenser les rythmes de la vie quotidienne et les façons de travailler). Aucune planification centralisée ne peut ajuster a priori des dimensions si multiples : la transition écologique doit être beaucoup plus décentralisée. Par ailleurs, notre débat politique n’est pas habitué à discuter de ces questions. Notre démocratie sait – même si c’est parfois de manière houleuse – traiter des compromis entre capital et travail. Mais elle peine à débattre de compromis plus “multi-dimensionnels”, où entrent en ligne de compte des conflits de territoire, d’accès aux ressources, de générations.

A cet égard, nous mettons en garde contre un scénario que l’on voit se répéter de plus en plus souvent au niveau national et européen. On fixe une norme ambitieuse pour réaliser des objectifs lointains – par exemple, l’absence de nouvelle artificialisation des sols après 2050 – tout en ne réalisant aucune étude d’impact ni aucune négociation réelle avec les groupes sociaux et les habitants concernés. En d’autres termes, on ne prévoit aucune répartition des gains et des pertes entre les différents maillons de la chaîne. De ce fait, quand la norme entre en application, elle provoque des crispations, des rébellions et même du chaos social. C’est pourquoi les gouvernements reculent, suspendent et même abandonnent les mesures. La grogne actuelle des agriculteurs va très certainement suivre ce schéma : le gouvernement va suspendre ou retarder un certain nombre de normes écologiques et distribuera des chèques.

D. D. : Cette approche est téléologique : elle pose un but sans se soucier des moyens. Or la politique, c’est l’art, toujours imparfait, toujours à recommencer, de répartir des moyens rares pour atteindre une fin socialement désirable. Si nos démocraties ne changent pas de méthode, nous risquons de perdre sur tous les tableaux : ils vont faire face à des vagues de contestation de plus en plus fortes, le populisme y trouvera un nouveau carburant, la Chine et les Etats-Unis vont nous damer le pion en matière d’innovation et de production technologique “verte”, et nous n’aurons pas réussi la transition.

C’est toute la différence avec la méthode américaine. En Europe, on pose le bâton sur la table, cela provoque des résistances, alors on range le bâton dans le tiroir et on se met à distribuer des carottes qui vont à l’encontre de la transition, comme les subventions pour le carburant ou le gaz qui ont coûté des dizaines de milliards d’euros aux finances publiques. Les Américains font exactement le contraire, ils sortent d’abord la carotte, écologique : ils récompensent les producteurs d’énergie décarbonée, l’électrification des transports, les gigafactories de batteries électriques ou de pompes à chaleur, Puis, petit à petit, ils durcissent les règles, par exemple les normes d’émissions des centrales de production d’électricité, soit au niveau fédéral, soit au niveau de chaque Etat ou ville. Nous pensons que la méthode américaine est meilleure. Par exemple, pour les zones à faible émission en France, avant l’entrée en vigueur d’une norme qui, du jour au lendemain, prive certains artisans d’utiliser leur fourgonnette, on aurait dû commencer par s’assurer que ceux qui avaient besoin de leur véhicule pour aller travailler aient une solution de remplacement.

Pouvez-vous en dire davantage sur la stratégie américaine ?

X. D. Principalement lancée par Joe Biden, elle vise un triple résultat : redonner du pouvoir d’achat, de la fierté et des ambitions aux classes moyennes, retrouver de la puissance par rapport à la Chine et, évidemment, répondre aux objectifs écologiques. Cette politique est simple : elle consiste à concevoir et fabriquer des produits verts en faisant muter l’appareil productif plutôt que d’édicter des normes de consommation vertes. Elle s’est principalement traduite par l’Inflation Reduction Act de 2022 qui prévoit la subvention massive de la production d’énergie renouvelable et de l’électrification du parc automobile. Ces subventions sont conditionnées à l’existence d’une part majeure de production effectuée aux Etats-Unis.

Cela profite massivement aux territoires actuellement en déclin économique – souvent des Etats républicains qui se réindustralisent. Le grand gagnant de la politique de Biden se trouve être l’électorat Trump… En réalité, Biden a tiré les leçons de l’échec de Barack Obama, qui avait cherché à aider les classes moyennes par le renforcement de l’État-providence, avec des résultats mitigés. Biden a compris qu’il fallait les aider autrement : par l’emploi, et le bon emploi.

Vous analysez aussi le modèle écologique chinois. La Chine n’est-elle pas surtout un pollueur de premier plan ?

X. D. La Chine n’est effectivement pas un paradis vert ! On y autorise la construction de deux centrales à charbon par semaine, et la pollution des rivières et de l’air dans les grandes agglomérations est effrayante. En revanche, elle possède une stratégie d’industrie verte extrêmement claire, car elle a compris l’importance de cet enjeu, à tel point que Xi emploie le terme de “civilisation écologique”. Sa priorité est de se donner les moyens de devenir l’atelier écologique du monde, ce qu’elle a amorcé au tournant de la crise de 2008 en prenant le leadership mondial de la production du photovoltaïque. Elle se prépare la même position de domination via la voiture électrique et les chaînes d’approvisionnement des matériaux indispensables à la transition énergétique, comme le lithium et le cobalt, qu’elle se procure dans des mines achetées en Argentine, en Bolivie ou en République démocratique du Congo.

L’Etat chinois, qui a connu ces dernières années un durcissement totalitaire, voit au passage dans l’écologie un nouveau moyen de contrôle de la population, des entreprises et des territoires, à travers le “crédit environnemental”, qui s’ajoute au “crédit social”. Les modèles chinois et américain sont donc robustes car l’action climatique est intégrée au cœur de leur contrat social, ce qui n’est pas le cas en Europe où elle reste aux marges, malgré un niveau d’ambition plus élevé.

D. D. : La Chine a l’avantage de contrôler tout le cycle de vie du produit, de l’exploitation minière à la commercialisation en passant par le raffinage, la transformation et l’assemblage. En outre, elle semble de plus en plus en mesure d’atteindre les objectifs ambitieux qu’elle s’est fixés, comme la neutralité carbone en 2060. Pour un pays aussi dépendant du charbon, c’est un but considérable, probablement l’objectif industriel le plus ambitieux du XXIe siècle. Mais quand on voit le rythme de décarbonation de son électricité et d’acquisition de véhicules électriques sur son marché intérieur, on peut raisonnablement penser qu’elle y parviendra.

Alors que l’Europe a été affaiblie par la mondialisation libérale, la Chine, elle, s’est renforcée, puisqu’elle a permis à 600 millions de personnes de s’extraire de la pauvreté ! Ne répétons pas la même erreur. L’Europe doit apprendre à raisonner comme la Chine : comment faire de la transformation écologique une opportunité de renforcer son modèle plutôt qu’un vecteur d’affaiblissement ?

Que proposez-vous pour éviter ce drame ?

X. D. : Les valeurs qui rassemblent les Européens depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et même auparavant – le principe de solidarité collective, le respect de la diversité des territoires et des modes de vie, la liberté de créer et d’entreprendre – nous semblent des atouts pour réaliser la transition écologique. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a bâti l’Etat providence moderne en faisant faire à la société un “saut de solidarité”, rendu possible parce qu’on dessinait un futur désirable. C’est ce même saut de solidarité qu’il faut faire aujourd’hui, et il ne pourra avoir lieu qu’en dessinant un futur désirable, ce que permet la transition écologique !

Nous proposons de matérialiser cette ambition par la création d’un “pass climat” accessible à tous les citoyens européens. Aujourd’hui, de nombreuses aides existent pour la transition écologique, comme le leasing social, le bonus écologique ou MaPrimeRénov’. Mais ces aides sont complexes, dépendent de nombreux guichets et sont versées avec retard : c’est le règne de la bureaucratie, ce qui ne rassure personne, bien au contraire. Le pass mettrait à disposition de chacun un montant en euros à définir, plus ou moins doté selon le revenu et éventuellement complété par les collectivités territoriales, ce qui permettrait à chacun d’acheter ce qu’il souhaite au rayon “climat” pour rénover son logement ou changer de moyen de transport. Puisque la transition va coûter très cher, peut-être 2 à 3 % du PIB, autant mettre tout de suite l’argent à disposition des gens plutôt que d’attendre la prochaine révolte pour faire de nouveaux chèques.

D. D. : Cette méthode nous semble d’autant plus nécessaire que, dans les prochaines années, les ménages européens vont faire face à des dépenses d’investissement très importantes : le changement de leur système de chauffage – on voit les problèmes que cela pose aujourd’hui en Allemagne -, le passage de la voiture thermique à la voiture électrique ou à d’autres moyens de transport en fonction du lieu d’habitation, et la rénovation des logements. En tout, en moyenne, il faudra compter une dépense d’environ 70 000 euros par foyer, sans parler des risques d’escroquerie et de malfaçon dans la rénovation thermique.

Dans ce contexte, le pass climat permettra un soutien effectif aux classes moyennes et aux classes populaires, qui sont aujourd’hui effrayées par le coût considérable de la transition et la peur du déclassement qu’il implique – on estime les dépenses nécessaires, pour le premier décile de la distribution des revenus, à 21 % de pouvoir d’achat en moins sur 25 ans. Il contribuera à rendre la transition écologique acceptable, et donc faisable, car il sera simple d’utilisation, à l’opposé de l’inflation bureaucratique habituelle : chaque citoyen possédera un compte personnel de transition, sur le modèle des applications pour smartphone qui centralisent l’ensemble des avantages des salariés comme les titres-restaurants, et il saura en temps réel où il en est de ses dépenses écologiques. Le pass permettra ainsi de matérialiser et de renforcer le lien de solidarité entre les citoyens et l’Union européenne. Et, conditionné à un effort conséquent fourni par les industriels européens pour produire dans une proportion significative les équipements écologiques sur le sol européen, il liera la transition à la réindustrialisation.

Qu’en est-il du financement ?

D. D. : Il serait assuré par l’Union européenne, au moins pour sa partie “socle”. Nous proposons trois vecteurs de financement principaux : de l’endettement commun pérennisé sur le modèle de ce qui a été fait pendant la crise du Covid-19, les recettes des marchés des droits à polluer, et une taxe exceptionnelle et unique sur les patrimoines de plus de 10 millions d’euros prélevée en une fois et affectée à un choc d’investissement pour les ménages des classes moyennes et populaires, puisque les plus riches sont aussi ceux dont l’empreinte carbone est la plus élevée et dont le coût de transition sera proportionnellement le moins élevé. Ensuite, libre aux Etats, aux collectivités territoriales, aux branches professionnelles et aux entreprises de contribuer en plus au pass climat en fonction de leurs priorités, sensibilités et contraintes écologiques respectives.

Est-ce possible, compte tenu des marges budgétaires réduites des Etats européens, déjà très dépensiers ?

X. D. : L’objectif n’est évidemment pas de laisser filer la dépense. Mais il ne faut pas oublier que la plupart des investissements nécessaires ne se produiront qu’une seule fois. Après l’acquisition d’une voiture électrique, on rentabilisera son investissement, puisque les factures d’électricité seront moins élevées que celles à essence. Ensuite, ces dépenses stimuleront la production européenne et la croissance, donc le pouvoir d’achat des ménages.

La transition écologique est une question de survie et nous n’avons pas d’autre choix que d’agir. Quand on voit les sommes que les États-Unis et la Chine investissent dans cette transition, et que l’on considère qu’il s’agit du défi du siècle, y consacrer 2 ou 3 % du PIB ne nous semble pas exagéré.

D. D. : Cela plaide au passage pour un décloisonnement des politiques européennes. L’un des défauts du pacte vert est d’avoir été construit en silos : c’est un ensemble de réglementations environnementales pour l’énergie, le climat, les sols, les avions, l’agriculture, les carburants, le chauffage urbain, qui ne sont pas pensées en relations aux autres champs de politique publique que sont la politique commerciale, la politique budgétaire, la politique monétaire, et bien sûr la politique industrielle, qui est presque totalement absente de l’équation. En d’autres termes, il est schizophrène et aberrant de construire un Pacte vert sans faire évoluer les règles budgétaires ou commerciales de l’Europe, celles-là mêmes qui aujourd’hui contredisent son ambition environnementale.

Vous évoquez la solidarité comme fondement de votre modèle de transition. Si l’on suppose qu’elle se fonde en grande partie sur la confiance mutuelle, et que cette confiance, au sein des Etats européens et entre eux, se trouve de plus en plus limitée, comment pourra-t-on réaliser cet effort collectif ?

D. D. : Je poserais le problème dans l’autre sens. C’est en s’embarquant dans ce projet, qui est le projet du siècle, que les citoyens, à l’oeuvre ensemble pour une tâche qui les dépasse, recréeront entre eux l’affection mutuelle qui manque à nos sociétés.

X. D. : La réussite n’est pas assurée, en effet. Mais admettez que les propositions politiques existantes ne sont guère encourageantes : il s’agit soit, comme les gouvernements européens, d’imposer des ambitions louables mais vouées à l’échec car trop verticales, soit de renoncer à tout changement en agrégeant les mécontentements, soit de faire sécession comme le propose une certaine collapsologie à la mode. Or nous pensons qu’il est encore possible de formuler un projet collectif et fédérateur capable de revivifier l’Europe et ses nations.

La Révolution obligée. Réussir la transformation écologique sans dépendre des Etats-unis et de la Chine, par David Djaïz et Xavier Desjardins. Allary éditions, 304 p., 21,90 €, à paraître le 1er février. 2024

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