De Sciences Po à LFI, le renouveau controversé du keffieh

De Sciences Po à LFI, le renouveau controversé du keffieh

Dis-moi quels sont tes emblèmes, je te dirai quelles sont tes incohérences… Certains se rappellent peut-être cette pièce de coton à motifs noir et blanc que plusieurs marques de prêt-à-porter commercialisaient sous l’intitulé de “foulard antiguerre” au mitan des années 2000. Combien ignoraient alors que cet “accessoire” s’inspirait du keffieh, une coiffe traditionnelle moyen-orientale devenue l’emblème des Palestiniens pendant la révolte arabe contre le mandat britannique (1936-1939), puis dans les années 1960 sous l’impulsion du futur président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat ? C’était tout simplement “la mode”.

Puis sont venues les années 2010. Fini, les articles de presse s’emballant pour l’effet “baba cool” et “hippie chic” d’un keffieh Isabel Marant ou Balenciaga. Le courant décolonial, une école de pensée jusqu’ici confidentielle postulant que des rapports de domination subsistent entre l’Occident et ses anciennes colonies et ceux qui en sont originaires, prenait son essor. Et dans son sillage, de nouvelles lignes rouges. On découvrait alors qu’une Kim Kardashian arborant des tresses africaines ou la funkitude du chanteur américain d’origine portoricaine, philippine et juive Bruno Mars pouvaient relever de “l’appropriation culturelle” – soit le fait qu’une personne issue de la “culture dominante” accapare et reproduise les codes d’une culture dite minoritaire (dans le pire des cas, en en tirant profit financièrement). En 2021, la marque Louis Vuitton avait ainsi retiré de la vente une étole “inspirée du keffieh classique” face aux critiques tançant une “appropriation culturelle” et la récupération commerciale par le luxe d’un symbole politique.

De Sciences Po aux showrooms

Trois ans plus tard, la pensée décoloniale, qui brillait jusqu’ici par son intransigeance vis-à-vis d’éventuelles spoliations occidentales, semble avoir changé de priorités. Depuis le début de la guerre à Gaza, le keffieh signe son grand retour dans les manifestations, les amphithéâtres, ou encore les showrooms. Dans l’indifférence – voire avec l’approbation – de la sphère décoloniale. Lors du blocus, à la mi-mars, d’un amphithéâtre de la rue Saint-Guillaume pour “mettre fin à la guerre génocidaire et la colonisation en Palestine”, plusieurs étudiants arboraient ainsi fièrement leur keffieh sur les épaules. La députée insoumise Ersilia Soudais, quant à elle, a vraisemblablement fait de ce foulard son “grigri”, au point de s’afficher avec ce dernier sur un tract relatif à… la motion de censure contre la réforme des retraites.

A la Fashion Week de janvier dernier, le label berlinois GmbH (dont les fondateurs sont de nationalité germano-turque et pakistano-norvégienne) déclinait même le motif traditionnel du keffieh sur des vestes de sa collection automne-hiver (2024-2025) – la colistière de La France insoumise aux européennes, Rima Hassan, a d’ailleurs arboré l’une de ces pièces lors du lancement de la campagne du parti. Des choix certes “engagés” et, pour certains des cas mentionnés, “légitimes” si l’on se réfère aux critères identitaires ordinairement scrutés par la sphère décoloniale. Mais qu’en est-il de l’esprit originel du keffieh, celui porté historiquement par les paysans et les Bédouins, lorsque ses motifs traditionnels se retrouvent sur des podiums occidentaux ? Les prix des vestes en vente à ce jour sur le site de la marque GmbH varient en effet entre 600 et près de 1000 euros. Certains emprunts seraient-ils moins problématiques que d’autres ?

Orientalisme

“La cause palestinienne est devenue la priorité n°1 des décolonialistes : porter le keffieh, c’est soutenir la Palestine, et donc combattre le ‘colonisateur’ israélien, résume le philosophe et essayiste Pierre-André Taguieff. Aveuglés par l’idée qu’ils sont du ‘bon côté’, ils en oublient d’être décolonialistes au sein de leur propre camp, c’est-à-dire de rester les gendarmes des logiques de dominations raciales, économiques et sociales qu’ils identifient chez les Occidentaux dès lors que ceux-ci arborent un symbole issu d’une autre culture…”

Le “bon côté”, la “bonne cause’” les “bonnes intentions”… Autant d’arguments qui n’ont pas toujours trouvé grâce aux yeux des tenants de cette pensée, davantage enclins à juger de la légitimité d’un “emprunt” en s’appuyant sur le critère de l’identité. Le lieutenant britannique et écrivain T.E. Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, n’était-il pas animé de bonnes intentions lorsqu’il apporta son soutien aux peuples arabes locaux face à l’impérialisme turc durant la Première Guerre mondiale (certes, également au bénéfice des intérêts des Britanniques) ? Ce curieux Anglais, toujours coiffé d’un keffieh, fut pourtant érigé par l’écrivain américano-palestinien et professeur de littérature à l’université de Columbia, Edward Saïd, pionnier du postcolonialisme, en l’incarnation du “Blanc” se prenant d’affection pour “l’Arabe”, en qui il identifiait une “simplicité naïve et primitive”. Le concept d’”orientalisme”, qui désigne une relation de pouvoir et de domination entre un Orient passif et un Occident actif, était né. La figure de Lawrence d’Arabie serait-elle en train de faire son retour ?

Made in China

“Porter un keffieh, même pour un Blanc, peut rester un acte de solidarité, fait valoir la directrice exécutive du Palestine Institute for Public Diplomacy (PIPD), Inès Abdel Razek. Ce qui compte, c’est d’avoir conscience que là où le Blanc peut porter un keffieh fièrement dans les rues, l’Arabe, lui, prend un véritable risque. Si un Occidental décide de porter un keffieh, il faut que cela se traduise dans les actes de protestation et de solidarité, que ça ne soit pas qu’un accessoire de mode et donc de l’appropriation culturelle. Et surtout qu’il soit acheté en Palestine, pour que les bénéfices reviennent à l’économie palestinienne.”

Problème : depuis la deuxième Intifada, en 2000, l’afflux de keffiehs produits à la chaîne, pour répondre à la demande (notamment occidentale), a considérablement affaibli le marché local. Aujourd’hui, il ne reste qu’une seule usine de keffiehs traditionnels en Palestine, Hirbawi, et Jacques Neno, propriétaire de la boutique Solivr, à Villeurbanne (Rhône), est l’un des rares à importer ses keffiehs depuis leur pays d’origine. Auprès de L’Express, il confirme que ces articles sont en rupture de stock, au vu de l’importante demande qui a émergé ces derniers mois. “Pour soutenir la Palestine, il faut que le keffieh provienne de Palestine. Mais l’approvisionnement est rendu compliqué par la guerre et la demande qui a explosé. Or le made in China, qui a conquis le marché depuis longtemps face à la demande qui venait de l’Occident, est moins cher et plus facile à trouver. Même à Bethléem ou Jérusalem, les keffiehs vendus dans les bazars ne sont pas forcément confectionnés en Palestine…”

Arnaques

Il y a les mots, et il y a la réalité, faite de tiraillements. L’urgence d’une manifestation, la volonté de soutenir symboliquement une cause, celle de ne pas alimenter les dynamiques capitalistes… Certains semblent en l’espèce avoir peu de scrupules. Un rapide coup d’œil à X (ex-Twitter) suffit pour s’en convaincre. “Commande de keffieh passée [emoji pastèque, un symbole de soutien à la cause palestinienne]”, prévenait un internaute peu après le début de la guerre à Gaza, joignant un lien vers… le géant Amazon. Pour un keffieh produit en Inde, “chic et souple”.

Mieux : à faire du keffieh le nouvel emblème de la lutte contre les dominants, voilà que les décoloniaux se font les relais de ce que le capitalisme produit de pire : les arnaqueurs. Depuis quelques mois, des sites Internet proposant des “keffiehs solidaires de la Palestine” ont vu le jour, promettant de reverser les dons aux Palestiniens. Le site Numerama a enquêté sur le sujet afin de savoir où vont les fonds récoltés par les commerces. Verdict : “Il n’y a bien sûr aucune transparence sur la destination des fonds récoltés. Les fonds ne reviendront jamais aux enfants de la Palestine : ils iront directement sur le compte de la société à la tête du réseau d’arnaques.”

C’est une chose connue : dans un contexte de guerre, il arrive que les digues intellectuelles sautent face à l’enjeu. Au point, semble-t-il, de contredire, après la lutte contre l’appropriation culturelle et le capitalisme, un autre principe du décolonialisme : l’opposition au nationalisme. Car si certains ont fait l’objet de mauvais procès en “soutien du Hamas” pour avoir simplement porté un keffieh (certains membres du groupe terroriste le portent, mais l’ensemble des Palestiniens aussi), ce vêtement reste un symbole du nationalisme palestinien. Là où, en Occident, on ne compte plus les demandes de suppression de noms de rue et de statues faisant écho à des figures nationalistes du passé, ce choix symbolique peut sembler paradoxal. Et, comme le rappelle Pierre-André Taguieff, “contradictoire avec les ambitions de pacifisme affichées, en ce que le nationalisme n’a pas toujours été à la pointe en la matière”.

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