Déficit public : pourquoi la France fait moins d’efforts que les autres

Déficit public : pourquoi la France fait moins d’efforts que les autres

Depuis l’annonce du montant du déficit public de la France pour 2023, à hauteur de 5,5 % du PIB contre les 4,9 % prévus, le ciel semble nous être tombé sur la tête, le gouvernant n’ayant de cesse d’annoncer les réformes les plus rigoureuses. Rien de nouveau, pourtant, sous le soleil, puisque notre pays s’avère coutumier du dépassement de la limite de 3 % du PIB autorisé par l’UE. Plus largement, la France, depuis des décennies, témoigne de sa préférence pour une dépense publique élevée, que des impôts tout aussi élevés ne parviennent jamais à égaler. Pour preuve, le rapport des dépenses publiques sur le PIB est passé de 14,4 % en 1900 à 41,1 % en 1950, puis à 49,5 % en 1972, jusqu’à 57,3 % en 2023. Cette année-là, selon l’Insee, les dépenses publiques s’élevaient à 1 607 milliards d’euros. En la matière, notre pays se trouve dans le peloton de tête mondial.

Pour comprendre cette augmentation apparemment inexorable et guère corrélée, dans les dernières années, avec l’augmentation de la qualité de service, il faut distinguer deux phénomènes, la dynamique inhérente aux pays riches et la singularité des choix français.

L’existence de dépenses publiques élevées semble une caractéristique intrinsèque des démocraties avancées. L’Etat moderne étant synonyme de centralisation du pouvoir, son périmètre s’est d’autant plus accru que le Léviathan devait répondre à des crises. Lorsque Alexis de Tocqueville écrivait, dans De la démocratie en Amérique, que “la guerre ne livre pas toujours les peuples démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peut manquer d’accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du gouvernement civil ; elle centralise presque forcément dans les mains de celui-ci la direction de tous les hommes et l’usage de toutes les choses”, il exposait avec sagacité une réalité que les siècles suivants valideraient largement.

“Effet de cliquet”

La théorie économique le confirme. Comme le rappelle le professeur de sciences économiques à l’université de Bordeaux Bertrand Blancheton dans une analyse approfondie, les économistes américains Alan Peacock et Jack Wiseman ont montré, dans les années 1960, l’influence des chocs externes dans la progression des dépenses publiques. “La demande d’intervention publique serait latente au sein de la société, explique-t-il, mais rationnée en raison du refus d’en assumer le coût fiscal. Face à des circonstances exceptionnelles (guerre, crise financière, pandémie), le financement d’une intervention croissante des administrations est accepté par la population. Ce niveau d’intervention se pérennise par la suite même si la nature des dépenses évolue (par exemple du militaire vers le civil après une guerre), la population étant habituée à un plus haut de prélèvement”. Par l’intermédiaire de ce que ces économistes ont appelé un “effet de cliquet”, il devient alors socialement impossible de revenir en arrière. De fait, après la Seconde Guerre mondiale, les chocs pétroliers de 1974 et 1979, la crise des subprimes ou encore la récente pandémie de Covid-19, les dépenses ont augmenté pour ne plus baisser ensuite.

D’autre part, selon la “loi de Baumol”, du nom de l’économiste américain William Baumol, le coût relatif des services, dont ceux des administrations, tend à augmenter. En effet, les gains de productivité dans le secteur tertiaire étant négligeables au regard de ceux de l’industrie et de l’agriculture, et la demande de services tendant à augmenter, le prix relatif des services par rapport à celui des biens industriels et la part des services dans la valeur de la consommation totale ne peuvent que s’accroître à long terme. Au final, explique Blancheton, “il faut que le contribuable accepte de payer relativement plus cher le même service public puisqu’il a fallu augmenter les salaires des agents publics pour les aligner sur ceux de l’industrie”.

Une troisième théorie, celle des “choix publics”, représentée notamment par les Américains James M. Buchanan et Gordon Tullock, explique la progression des dépenses et des prélèvements par le rôle des groupes de pression qui demandent des interventions publiques dont les avantages sont concentrés et les coûts dispersés. Ce faisant, le reste de la population, qui finance cette intervention “à perte”, ne peut pas s’opposer à ces demandes en raison de coûts de coordination trop élevés et de gains individuels limités.

La France, candidate parfaite à la dérive des dépenses

Ces mécanismes ont trouvé dans les évolutions sociales des pays avancés leur parfait aliment. Depuis le XIXe siècle, la mission régalienne de l’Etat s’est vue complétée puis dépassée par sa mission protectrice. Le champ de la protection sociale, du chômage à la retraite en passant par la santé, n’a cessé de croître, en raison de la demande sociale, de l’accroissement de l’espérance de vie et des progrès de la médecine. Aujourd’hui, l’Etat va jusqu’à financer la dépendance énergétique et alimentaire, le récent “bouclier énergétique” ayant ainsi coûté près de 24 milliards d’euros. Parfois même, il se fait “Etat nounou”, finançant par exemple nos réparations de chaussures ou d’électro-ménager, pour un coût global certes modique, mais qui place la barre de l’intervention publique, à chaque fois, plus haut. Le vieillissement de la population, dans ce contexte, n’aide guère, puisqu’il augmente les dépenses de santé et de retraite, réduit l’assiette de leur financement et freine la croissance. Enfin, un nouveau risque est venu s’ajouter aux précédents, le changement climatique, le coût de l’accompagnement de la transition écologique par l’Etat s’avérant potentiellement exorbitant.

Dans ce contexte, la France se distingue par des dépenses publiques supérieures à ses voisins. Comme le note Blancheton, “depuis plusieurs décennies, la progression […] a été portée par les dépenses de prestations sociales”, c’est-à-dire la vieillesse, la santé, la famille, le chômage, le logement et la pauvreté. En 2021, ces dépenses représentaient 45,5 % des dépenses publiques alors que les dépenses d’investissement n’en constituaient que 6,3 %. En 2022, 31,6 % du PIB français y était consacré – une augmentation de 73 % depuis 1973 -, à comparer à 21,1 % du PIB en moyenne pour l’ensemble des pays de l’OCDE, 30,1 % en Italie, 28,1 % en Espagne, 29 % en Belgique, 29 % en Finlande ou encore 26,2 % au Danemark.

La France s’avère un candidat parfait à la dérive des dépenses. Coiffée d’un Etat centralisé, celui-ci ne peut que vouloir persévérer dans son être, l’effet de cliquet y étant permanent et peu contrebalancé par des contre-pouvoirs. Quant aux groupes de pression, qui nous tiennent lieu de “société civile”, ils s’avèrent nombreux et écoutés. S’ajoute à ces permanences le poids symbolique associé au Conseil national de la Résistance et à son programme de 1944, lequel a fortement influencé notre modèle d’Etat providence. Fondé sur l’existence d’une population active nombreuse et salariée, ce dernier semble peu adapté à un pays vieillissant où le travail est davantage précaire. C’était précisément ce qu’avait énoncé dans Challenges l’ancien patron de Scor Denis Kessler, qui nous a quittés l’an dernier, en 2007. “Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance”, avait-il lancé, faisant scandale.

Réfléchir profondément au rôle de l’Etat

La France, en l’espèce, devrait sans doute recentrer ses dépenses publiques sur ses missions principales que sont la défense, la police, la justice, la santé, l’éducation et la recherche. Dans le court terme, deux candidats à l’amaigrissement se détachent. La politique du logement, qui représente 1,3 % du PIB français alors que la moyenne de l’UE s’élève à 0,7 %, exerce un effet à la hausse sur les prix et ne permet pas un meilleur accès a l’immobilier. Plus largement, certaines dépenses sociales n’auraient plus lieu d’être si l’Etat dérégulait davantage notre économie, puisque l’abondance de normes et de contraintes présente un coût supporté en définitive par le consommateur. Les retraites, ensuite, représentent près de 14 points de PIB et se situent 3,4 points de PIB au-dessus de la moyenne des pays de l’UE, à tel point que les retraités français possèdent un niveau de vie supérieur à la population active et à leurs homologues occidentaux. La dernière réforme des retraites, cependant, ne s’est aucunement penchée sur ce sujet délicat. Bien au contraire, elle a provoqué la colère de nombreux jeunes, qui ont préféré défiler dans la rue pour défendre un modèle… qui les appauvrit.

Surtout, force est de constater que l’Etat, en France, et contrairement au Canada, à l’Allemagne et à la Suède à la fin du XXe siècle, n’a mené aucune réflexion profonde sur le rôle que doit exercer son administration au XXIe siècle, et partant sur la hiérarchisation de ses missions et leur périmètre. Bien au contraire, la décentralisation, par exemple, a provoqué des dépenses locales supplémentaires, comme si l’administration produisait elle-même ses propres besoins, qu’elle devait ensuite remplir, ce qui la conduisait nécessairement à croître. On a tort d’accuser les fonctionnaires de ne pas assez travailler ; c’est précisément parce qu’ils travaillent beaucoup que notre administration coûte si cher. Quelques réformes ont été tentées. Mais la loi organique relative aux lois de finances de 2001, qui visait à mieux encadrer les dépenses, la RGPP menée à partir de 2007 sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy ou encore la modernisation de l’action publique lancée en 2012 n’ont pas enrayé la dynamique haussière. Ce n’est pas si étonnant : se contenter de vouloir “baisser les dépenses” sans réfléchir profondément au rôle de l’Etat est voué à l’échec, comme le seront sans doute les récentes annonces du gouvernement.

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