Demain tous minces ? Enquête sur la révolution des médicaments anti-obésité

Demain tous minces ? Enquête sur la révolution des médicaments anti-obésité

Certains médicaments changent le monde, et le destin des patients. Ils sont rares. Les antibiotiques, l’aspirine, l’insuline appartiennent à cette catégorie. Les nouveaux traitements de l’obésité viendront-ils allonger cette liste ? Beaucoup de médecins y voient déjà une révolution. A l’étranger, les patients se les arrachent, la demande explose, et les usines n’arrivent plus à suivre. Les fabricants investissent des dizaines de milliards d’euros pour démultiplier leurs lignes de production. La capitalisation boursière des deux leaders du marché, le danois Novo Nordisk et l’américain Eli Lilly, s’est envolée ces derniers mois. Au point d’en faire, et de très loin, les nouveaux poids lourds de l’industrie pharmaceutique mondiale.

Ces produits commencent à peine à arriver en France – 10 000 patients bénéficient pour l’instant d’un accès précoce au Wegovy (Novo Nordisk), le premier de la catégorie à avoir été autorisé, en 2021 aux Etats-Unis et en 2022 en Europe. Mais, dans les pays où ils sont déjà commercialisés, on ne parle plus que d’eux. Aux Etats-Unis, des stars comme la présentatrice Oprah Winfrey, le chanteur Robbie Williams ou le magnat de la tech Elon Musk reconnaissent y recourir. Le magazine Science a qualifié ces médicaments de “découverte de l’année 2023“. Et pour le Financial Times Lars Fruergaard Jorgensen, le patron de Novo Nordisk, était, lui, l’homme de l’année. Sur les réseaux sociaux, les tiktokeuses se piquent face caméra, et, dans la presse people, le dernier jeu à la mode est de deviner quelles starlettes en utilisent. Bien plus que d’une nouvelle classe de médicaments, il s’agit d’un véritable phénomène de société, avec des implications économiques et sociales majeures.

Car pour la première fois des molécules amaigrissantes fonctionnent, au prix d’effets secondaires qui paraissent pour l’instant acceptables. Avec une injection hebdomadaire, Wegovy permet de perdre en moyenne 15 % de son poids. Avec le Mounjaro du laboratoire américain Eli Lilly, autorisé à la fin de 2023 aux Etats-Unis et en Europe, les patients fondent en moyenne de 20 %. La même firme travaille sur un produit encore plus puissant : 30 % de kilos en moins. Qui dit mieux ? Tout Big Pharma se rue sur ce nouvel eldorado, et, selon le site spécialisé Stat, plus de 90 molécules se trouvent en développement. “Nous entrons dans une nouvelle ère”, s’enthousiasme le Dr Muriel Coupaye, qui présidait jusqu’en janvier l’Association française d’étude et de recherches sur l’obésité.

Bien sûr, beaucoup de questions restent en suspens. Sur l’efficacité et les risques à long terme de ces molécules. Sur leur coût et la capacité des Etats à l’assumer. Sur leur disponibilité, pour l’instant limitée. En attendant, les patients évoquent, eux, “une relation enfin apaisée avec la nourriture”. La fin de la faim permanente et des envies tenaillantes de grignotage. Une libération. “Avant de commencer les injections, j’avais tout le temps envie de manger. Ce n’était pas ma faute, c’était comme ça. J’avais beau essayer de me raisonner, de me fixer des objectifs, j’échouais. Ma vie, c’était cette succession de petits drames intimes : je me sentais nul 25 fois par jour”, raconte Lionel. Ce Marseillais a commencé les injections de Wegovy en septembre dernier. Depuis, il perd 2 kilos par mois : “C’est la fin de l’anarchie, je ressemble enfin à tous ces gens qui mangent normalement.”

Près de deux milliards de personnes obèses d’ici à 2035

Reconnue comme une maladie depuis 1997 par l’Organisation mondiale de la santé, l’obésité concerne 14 % de la population mondiale. Une proportion qui pourrait passer à 24 % d’ici à 2035, selon la Fédération mondiale de l’obésité, soit près de deux milliards d’humains. L’Hexagone, qui s’est longtemps cru protégé de ce fléau, compte 8,5 millions d’obèses. Chez nous aussi, l’épidémie est galopante, et de 25 à 29 % des Français pourraient être touchés d’ici à 2030, selon un rapport récent. L’indicateur de référence est l’indice de masse corporelle (IMC), calculé à partir de la taille et du poids. L’obésité démarre à un IMC de 30, par exemple 82 kilos pour une femme de 1,65 mètre. Ce n’est pas qu’une question d’apparence. L’épidémie de Covid l’a rappelé, quand les services de réanimation se sont remplis de patients obèses : l’excès de poids nuit gravement à la santé. Il fait le lit des maladies cardiovasculaires et de cancers. Sans parler des souffrances psychiques et de la stigmatisation sociale.

Jusqu’ici, les traitements se résumaient à une litanie de scandales, des dérivés d’amphétamines au Mediator en passant par l’Acomplia de Sanofi, retiré car il augmentait le risque de dépression et de suicide. Les options se limitaient à la prise en charge hygiéno-diététique et à la chirurgie bariatrique. Très efficace, mais douloureuse et non dénuée de complications, celle-ci fait toutefois figure de repoussoir pour une part des patients. Le marché des seringues anti-kilos s’annonce donc gigantesque. Selon le cabinet américain Iqvia, spécialiste de l’analyse des données de santé, il pourrait atteindre 74 milliards de dollars en 2028.

Comme souvent en science, le succès n’aurait pas été au rendez-vous sans quelques hasards et la ténacité d’une poignée de chercheurs. Dans les années 1980, des spécialistes du diabète voulaient savoir comment est produit le glucagon, une hormone qui participe à la régulation de la glycémie. Ils tombent sur un autre peptide très proche, si proche qu’il est baptisé “peptide de type glucagon 1”, glucagon-like peptide-1 (GLP-1) en anglais. A l’époque, on découvre tous les jours de nouvelles molécules sécrétées par l’organisme, et la trouvaille paraît banale. Au lieu de remiser ces substances au placard, comme beaucoup l’auraient fait, plusieurs scientifiques – Svetlana Mojsov et Daniel Drucker aux Etats-Unis, Jens Juul Holst au Danemark et quelques autres curieux -, décident de les décortiquer. Ils les modifient, les injectent dans de multiples cellules et toutes sortes d’animaux. Ils comprennent que le GLP-1, produit dans l’intestin, remonte au cerveau où il régule la digestion.

En 1998, Jens Juul Holst met, en plus, en évidence un effet sur l’appétit. L’histoire aurait pu en rester là. “Les pertes de poids associées étaient faibles, et les gens vomissaient partout”, raconte Holst, désormais collaborateur de Novo Nordisk. Beaucoup d’effets indésirables, peu d’intérêt et, surtout, aucun marché. A l’époque, l’obésité n’est pas vue comme un mal accessible à des traitements, et les dirigeants du groupe danois ne veulent pas en entendre parler. Une de leurs chercheuses, Lotte Bjerre Knudsen, s’obstine toutefois à travailler sur la formulation d’analogues du GLP-1 de synthèse. Elle trouve une molécule assimilée moins vite que les précédentes, le sémaglutide. Moins d’effets indésirables, plus d’effets amaigrissants. L’estomac se vide plus lentement, l’envie de manger diminue, la glycémie est mieux régulée. La révolution peut démarrer.

L’activité physique, l’autre clé du succès

Mais même les miracles ont leurs limites. Ces médicaments ne fonctionnent pas chez tous les patients, et dans tous les cas un accompagnement médical est indispensable. “Si les patients n’arrivent pas à reconnaître les signaux de faim et de satiété, ils peuvent manger en excès, vomir et ne pas supporter le traitement”, constate le Dr Muriel Coupaye. S’ils facilitent la diminution de l’apport calorique, les injections n’exonèrent pas d’une pratique sportive. Bien au contraire. “En maigrissant, on perd de la masse grasse, mais aussi de la masse maigre. Or les muscles conditionnent la dépense d’énergie de repos. Il est donc très important de les maintenir avec de l’activité physique, pour préserver sa capacité à dépenser des calories”, insiste le Pr Sébastien Czernichow, chef du service de nutrition de l’hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP) et co-coordinateur d’un réseau de recherche clinique sur la nutrition et l’obésité (réseau FORCE).

Il arrive que certains patients trouvent le “séma” trop efficace. La presse américaine s’est remplie ces derniers mois d’histoires d’adeptes de la seringue se plaignant de leur visage vieilli par la fonte trop rapide de la graisse qui le rembourrait. D’autres racontent interrompre le médicament pendant leurs vacances, pour retrouver le plaisir des dîners entre amis. Mais plus les chercheurs étudient ces analogues de GLP-1, plus ils leur découvrent de propriétés. En novembre 2023, Novo Nordisk a publié une étude montrant que son Wegovy réduisait de 20 % le risque de récidive d’infarctus ou d’AVC chez des patients obèses, non diabétiques mais ayant déjà eu un incident cardiovasculaire.

Mieux encore, les injections calmeraient bien plus que les seules envies compulsives de nourriture. Lionel, à Marseille, en a fait l’expérience : à son grand étonnement, ce bon vivant n’apprécie plus l’alcool. Il n’est pas un cas isolé, et plusieurs groupes de chercheurs testent les médicaments contre toutes sortes d’addictions, de la cigarette aux jeux. Des études sont aussi en cours dans la NASH (une maladie du foie qui peut évoluer vers une cirrhose), le syndrome des ovaires polykystiques, l’hypertension artérielle, l’arthrose du genou, certaines maladies du rein et même… Parkinson et Alzheimer. Une panacée moderne, vraiment ? Peut-être bien. Car des scientifiques ont découvert une explication plausible à ces bénéfices potentiels : le rôle anti-inflammatoire des agonistes du GLP-1. “Il n’y a pas de récepteurs au GLP-1 sur les cellules immunitaires, mais cette action passerait par le cerveau, via les signaux qu’il envoie au reste de l’organisme par la moelle épinière et le système nerveux sympathique”, décrypte Daniel Drucker, coauteur d’une étude parue en décembre dans Cell Metabolism.

Des médicaments puissants, récents, promis à une diffusion rapide… Certains y voient déjà la recette d’un prochain scandale sanitaire. De fait, le recul manque sur le maintien de l’efficacité au-delà de deux ou trois ans, durée des études disponibles pour l’instant. On sait en revanche que les patients ne maigrissent (heureusement) pas indéfiniment : ils atteignent un plateau. Qu’ils jugent ce plateau suffisant est une autre histoire. “Chez les personnes en situation d’obésité sévère, le poids se normalise rarement. L’objectif du traitement, c’est de réduire les complications et de ne pas regrossir”, insiste Muriel Coupaye.

Des injections à vie ?

Les études montrant que les kilos reviennent à l’arrêt des injections, il est très probable que les patients doivent se piquer pour le restant de leurs jours. Une perspective qui n’est bien sûr pas pour déplaire aux laboratoires. Certains médecins imaginent toutefois des protocoles de sortie, avec “des traitements intermittents, des changements de molécule ou une réduction très progressive des doses”, selon le Pr Olivier Ziegler, spécialiste de l’obésité au CHU de Nancy. Reste qu’aucune donnée n’est disponible sur ce sujet.

Corollaire : que sait-on des effets à long terme de ces médicaments ? En gros, rien. Les spécialistes se rassurent en évoquant les dix années de recul de l’utilisation des analogues du GLP-1 dans le traitement du diabète. “Mais beaucoup d’effets dépendent de la dose, et dans l’obésité les doses utilisées sont supérieures. Il faudra rester très attentif aux signaux émanant de la pharmacovigilance”, relève le Pr Ziegler. A ce stade, les principaux effets indésirables sont bénins – nausées, diarrhées, constipation, chute de cheveux. Bien plus graves mais heureusement rares, des inflammations du pancréas et des occlusions intestinales ont été constatées. Des questions demeurent sur une augmentation du risque de dépression et de suicide, même si les dernières données publiées paraissent rassurantes. Un surrisque de cancer de la thyroïde reste débattu : “L’Agence européenne du médicament a considéré que les preuves étaient actuellement insuffisantes, mais on ne peut l’écarter et nous continuons à travailler sur cette question”, souligne le Pr Jean-Luc Faillie, responsable du centre de pharmacovigilance de Montpellier et de la surveillance au niveau national des GLP-1.

La prévention, seule solution pour les Etats

Tous les spécialistes l’assurent : à ce stade, la balance bénéfice-risque de ces nouveaux médicaments est positive en cas d’obésité importante. Leur utilisation détournée, à visée esthétique par des personnes de corpulence normale ou en simple surpoids, les inquiète bien plus. “Quand l’exposition à une molécule devient massive – et on parle là de millions de personnes – de nouveaux effets secondaires qui n’avaient pas été vus dans les études cliniques peuvent toujours apparaître”, souligne le Pr Jean-Michel Oppert, chef du service de nutrition de l’hôpital de La Pitié-Salpétrière à Paris (AP-HP). Avec alors le risque d’un retrait des molécules : “Quand l’Acomplia a été interdit, j’avais des patients en situation d’obésité – chez qui il fonctionnait très bien, avec des risques maîtrisés car nous les suivions de près – qui pleuraient dans mon bureau. Je vous assure que je ne veux pas revivre ça”, s’exclame Muriel Coupaye.

Comme toujours, les laboratoires dépensent déjà des millions pour convaincre les médecins de prescrire leurs médicaments. Car de leur côté, tous les assureurs gardent pour l’instant le pied sur le frein, le coût de ces molécules étant de nature à faire vaciller l’économie des systèmes de santé. Aux Etats-Unis, où le Wegovy est vendu 1 349 dollars par mois, certains ont déjà renoncé à couvrir le médicament, laissant les patients se débrouiller avec les factures. En Europe, les prix s’annoncent inférieurs. En Suisse, il est ainsi facturé 290 francs par mois (307,80 euros). Sophie, jeune quadra fribourgeoise, 95 kilos pour 1,70 mètre, lassée des régimes inutiles à répétition, se dit prête à le payer de sa poche : “Mon budget nourriture a beaucoup baissé, ça compensera “, assure-t-elle. Alors que la rentabilité de Novo Nordisk a atteint… 38 % en 2023, et que les victimes de l’obésité se comptent surtout parmi les plus défavorisés, le sujet s’annonce inflammable.

Pour les Etats, la solution à terme ne pourra venir que de la prévention. “Il faut espérer que l’arrivée des médicaments va permettre cette prise de conscience. Sinon, on ne va pas s’en sortir”, insiste le Pr Jean-Michel Oppert. Les recettes sont connues. Taxer la malbouffe, réduire le prix des produits sains (fruits, légumes, céréales et légumineuses). Interdire la publicité pour les aliments trop gras, trop sucrés ou ultra-transformés, surtout quand elle cible les enfants. Adapter nos villes et nos rythmes de vie pour favoriser l’activité physique. Facile à dire, difficile à faire. Aucune grande entreprise n’a des millions à investir pour assurer la promotion de ces mesures, et la volonté politique n’a jusqu’ici jamais été au rendez-vous. Prêts pour les piqûres ?

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