Dette française : dans le secret des décisions des agences de notation

Dette française : dans le secret des décisions des agences de notation

Tous les six mois, l’angoisse de la dégradation saisit de nouveau les équipes de Bercy. En ce printemps meurtrier pour la crédibilité de l’Etat en matière de gestion de ses finances, l’ambiance se fait plus étouffante dans l’attente du verdict des trois grandes agences de notations : Fitch et Moody’s ce vendredi 26 avril, et Standard & Poor’s (S & P) fin mai. Le risque ? Une révision à la baisse de la note attribuée à la dette française, par au moins l’une d’entre elles. “La notation n’est pas une opinion sur la qualité de la politique publique ou le risque pays, mais bien sur la capacité de l’Etat, en tant qu’emprunteur sur les marchés de capitaux, à rembourser sa dette, appuie Aymeric Poizot, responsable France chez Fitch Ratings. Dans les discours, cette notation est parfois invoquée comme un totem. D’autres fois, elle est désignée comme un thermomètre cassé. En réalité, l’utilisation qu’en fait la classe politique est complètement indépendante de nous.”

C’est d’ailleurs Fitch qui a procédé à la dernière dégradation en date, il y a bientôt un an, de AA avec perspective négative à AA- avec perspective stable. Le dérapage du déficit à 5,5 % officialisé le 26 mars lui a donné raison a posteriori, estime l’analyste en charge du dossier français, Hannah Dimpker. “Nous avons un point de vue plus conservateur que celui du gouvernement français dans nos prévisions, il en aurait fallu plus pour que nous soyons surpris”, remarque-t-elle. Dans la foulée, l’agence a nuancé l’impact de l’annonce de l’Insee : “Toute autre action de notation négative dépendrait d’une nouvelle aggravation importante de l’endettement public, ce que nous considérons comme improbable.” Moody’s et S & P seront-elles moins clémentes ? La première a fait part dès le 27 mars de ses doutes sur la capacité de la France à ramener le déficit à 2,7 % en 2027. La seconde, plus scrutée, se tient pour l’instant coite. Mais sa note AA est assortie d’une perspective négative depuis fin 2022.

Pas de boîtes noires

Cet intérêt politico-médiatique pour les agences appartient à l’histoire récente. Elles ont été accusées d’avoir contribué à la crise financière de 2008 et à celle des dettes européennes. Depuis, la réglementation s’est durcie pour les encadrer. “Nous respectons un calendrier, en annonçant la date de publication de nos décisions, deux fois par an, ce qui n’exclut pas un changement de note dans l’intervalle si une information nouvelle ou un événement le justifient”, explique Aymeric Poizot. Pour garder un œil neuf et se prémunir de toute complaisance, les analystes changent de portefeuille tous les quatre ans. Ils révisent un manuel de 250 pages chaque année pour valider leurs compétences. “Nos méthodologies ne sont absolument pas des ‘boîtes noires’. Toute personne qui affirme le contraire n’a jamais pris le temps d’aller sur notre site web, où nos critères de notation et de notre modèle souverain sont disponibles en toute transparence et de manière détaillée”, soutient le responsable de Fitch.

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Sont passés au crible les prévisions de croissance, le PIB par habitant, le déficit public, la charge d’intérêt… S’y ajoute une analyse “qualitative”. C’est sur ce caillou que l’exécutif a trébuché l’an dernier. Dans le sillage des mouvements contre la réforme des retraites, Fitch s’était inquiété des freins sociaux aux actions menées. Hannah Dimpker résume : “Il paraît plus délicat en France que dans d’autres pays de réduire les dépenses, en partie pour des raisons politiques. De la même façon, le taux de prélèvements obligatoires y est déjà si élevé qu’il y est difficile d’augmenter les impôts.” Mauvais point pour l’élève France.

Rencontre avec Bruno Le Maire

Afin de parfaire leur opinion, les experts de Fitch rencontrent les techniciens de l’Agence France Trésor – gestionnaire de la dette de l’Etat – pour expliquer une prévision, comprendre une réforme, surtout s’ils ne sont pas français. Ils épluchent la littérature des commentateurs de l’économie tricolore, prennent langue avec le Haut Conseil des finances publiques, la Banque de France, et fréquentent les grandes banques si nécessaire. Leur exploration les mène-t-elle jusqu’au ministre lui-même ? Officiellement, personne ne se risque à l’admettre. Mais L’Express avait révélé l’an dernier que Bruno Le Maire avait bien rencontré S & P. “Dans certains pays, on nous propose de parler au ministre des Finances, auquel cas nous acceptons, bien sûr”, répond Fitch, sans plus de précision. A tout le moins, on échange avec les conseillers de Bercy. “Nous avons des contacts fréquents avec l’exécutif, qui se montre très réactif. Ce n’est pas vrai partout.”

Quoi qu’il en soit, à un moment donné, il faut bien prévenir l’intéressé de la sentence. La décision est collégiale, prise par un comité de notation qui réunit analystes, experts seniors, membres indépendants… “Conformément à nos procédures pour toutes les notations, nous envoyons le projet de communiqué de presse, et le gouvernement peut, le cas échéant, corriger une erreur factuelle ou signaler un point qui aurait dû rester confidentiel”, explique Hannah Dimpker, basée à Francfort. L’Etat dispose de vingt-quatre heures pour faire appel. Et d’un peu plus pour préparer sa communication, si jamais la décision se révèle contrariante, avant la publication du vendredi après clôture de Wall Street.

En cas de mauvaise nouvelle, les investisseurs sourcilleront-ils ? Pas sûr. Même dégradée d’un cran, la dette française gardera sa cote auprès des marchés. Paris devrait trouver preneur sans encombre pour ses émissions de titres – 285 milliards d’euros prévus en 2024, un nouveau record. Et dans des conditions correctes. “La notation n’est qu’un des déterminants du taux de financement pour les pays développés, relève Aymeric Poizot. Depuis deux ans, en Europe, le coût de la dette est entièrement motivé par la politique monétaire de la Banque centrale européenne, pas par la notation.” Politiquement, en revanche, les conséquences risquent d’être autrement lourdes.

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