Dette publique : l’Etat inspire confiance depuis la Révolution… mais pour combien de temps ?

Dette publique : l’Etat inspire confiance depuis la Révolution… mais pour combien de temps ?

Philippe le Bel est connu pour avoir exproprié les créanciers juifs, lombards, les trésoriers du temple, et pour avoir manipulé la monnaie, mais, contrairement à plusieurs de ses successeurs, il n’a pas eu l’occasion de faire défaut – pour cause : il n’existait pas de “dette publique” à son époque, du moins en France.

C’est François Ier qui, le premier, emprunte sur des marchés publics, avec un cours de marché. A l’époque, quand l’Etat emprunte, il n’inspire pas confiance, et il doit passer par l’intermédiaire des villes. Les hôtels de ville, à Lyon, Paris ou Rouen, garantissent la dette royale sur leurs recettes fiscales, celle-ci étant vendue sous forme de “rentes” perpétuelles. C’est parce que les villes inspirent davantage confiance : elles sont dotées de grandes libertés, administrées par des bourgeois sensibles aux intérêts financiers. On connaît les succès financiers des cités-Etats comme Venise. Lyon, en particulier, fut l’un des premiers berceaux de la dette publique, car elle possédait de nombreux capitaux à investir. En plus de bénéficier du commerce rhodanien, elle était devenue un centre pour l’imprimerie, possédait des foires majeures et servait de carrefour aux relations entre France et Italie qui s’étaient densifiées depuis le début des guerres d’Italie.

Ces premiers emprunts augurèrent mal de la suite : progressivement, l’administration royale phagocyte celle des villes, les volumes empruntés croissent démesurément alors que la lutte contre l’Espagne de Charles Quint s’éternise, et la charge des intérêts des emprunts devient supérieure aux recettes fiscales. Le philosophe lyonnais Jean Bodin a vu sa ville souffrir du défaut retentissant d’Henri II en 1559. Selon lui, la dette publique et ses vaines promesses de rendement ont ruiné de nombreux marchands qui y avaient souscrit. “Le marchand pour la douceur du profit devient casanier, l’artisan méprise sa boutique, le laboureur quitte son labeur […], pour tirer quatre ou cinq cents livres de rentes constituées, au lieu de cent livres de rente foncière ; et puis la rente constituée s’éteint et l’argent s’envole en fumée.”

Les défauts lyonnais furent les premiers d’une longue série, auxquels peu de rois échappèrent, même quand ils avaient des ministres avisés. Sully, Richelieu et Colbert ont un point commun : ils n’ont pas honoré les dettes royales. Ces défauts ruinèrent le crédit de l’Etat et leur répétition inspira beaucoup de défiance aux investisseurs : alors que la Hollande ou l’Angleterre empruntaient au XVIIIe siècle à des taux d’intérêt d’à peu près 5 %, la France, elle, le faisait à plus de 10 %. Pour remédier à ce problème, L’Etat fit preuve de créativité : la France recourut dès la fin du XVIIe siècle à des innovations financières assez étonnantes, comme les tontines, des rentes viagères dont la pension croissait au fur et à mesure que les autres souscripteurs mouraient. Cependant, cela changeait peu la donne : l’Etat empruntait trop cher. Quand bien même eût-il voulu éviter la banqueroute, il eût bientôt été étouffé par la charge de ses intérêts exorbitants.

C’est l’amère expérience que fit Louis XVI. Peut-être parce qu’il s’intéressait à l’Angleterre, dont la gestion de la dette était devenue un modèle au XVIIIe siècle, il voulut améliorer les finances en recrutant des ministres plus rigoureux. Turgot, notamment, lui écrivit une lettre fameuse qui faisait un programme : “Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée […]. Point d’augmentation d’impôts […]. Point d’emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite au bout de quelque temps ou la banque­route, ou l’augmentation des impositions”. Cela n’empêcha pas Louis XVI de mener “sa” guerre : la guerre d’Indépendance américaine, financée par emprunts. Ne pouvant augmenter les contributions des paysans, ne parvenant pas à mieux taxer les revenus des privilégiés, Louis XVI convoqua les états généraux. Nous connaissons la suite.

La Révolution marque un vrai tournant dans ce domaine : même si la Première République, née dans des circonstances extraordinaires, eut des finances mal entretenues, ses partisans comprirent l’importance de la confiance et rechignèrent à faire banqueroute. Contraints par les événements, en 1797, le Directoire annonça le défaut, et le mécontentement des créanciers permit à un jeune général, Napoléon Bonaparte, de rallier des soutiens financiers avant le 18 brumaire. C’était en fait le dernier défaut.

Par la suite, la signature de l’Etat gagne ses gages de crédibilité et inspire davantage confiance, en partie parce que ses ressources avaient considérablement augmenté, et aussi parce que la base sur laquelle il prélevait l’impôt s’était considérablement élargie avec la fin des privilèges. De plus, la rapide croissance de l’économie permettait d’espérer des ressources fiscales en augmentation et de garantir une meilleure solvabilité.

Ainsi, l’Etat put maintenir une dette relativement élevée, proche de son niveau actuel, pendant tout le XIXe siècle, et la rente devint une valeur sûre, aussi recherchée que la propriété terrienne. Dans l’Ancien Régime, les riches Français prêts à risquer leur épargne s’intéressaient au commerce des îles ou à la dette royale. Au XIXe, l’aventure se trouvait dans la dette publique ottomane, les chemins de fer autrichiens ou les bons russes : les régimes avaient beau se succéder, les taux de la dette française demeuraient stables et l’État acceptait de reverser une partie de ses recettes fiscales à ses créanciers chaque année.

Les deux guerres mondiales vinrent bouleverser ce marché : les dépenses militaires et les aides à la reconstruction furent financées en grande partie par l’emprunt, et soldées finalement par l’inflation. La hausse des prix permit à la France de se sortir des deux guerres mondiales sans être asphyxiée par sa dette. Celle de l’endettement public, qui était devenu négligeable, date des années 1980 et surtout 1990, avec l’accumulation des déficits, entraînés par la hausse des dépenses sociales. En 2011, la crainte de ne plus pouvoir emprunter sur les marchés, à la suite de la crise grecque et de mouvements de manique sur les marchés financiers, inspira une politique de modération budgétaire, qui joua un rôle important dans le prolongement de la crise en Europe, alors qu’elle était progressivement oubliée aux États-Unis. La France dut boire cette potion amère, mais conserva tout de même, et jusqu’en 2017, un déficit supérieur aux 3 % que prévoyait la désormais ancienne règle de stabilité budgétaire. Cependant, le service de la dette diminuait avec des taux d’intérêt qui devinrent même négatifs dans la deuxième moitié des années 2010.

Devant un déficit plus élevé que prévu en 2023, le gouvernement doit aujourd’hui chercher des mesures de compensation, pour maîtriser l’évolution de la dette publique. Néanmoins, la France conserve aujourd’hui un taux d’emprunt proche de celui de l’Allemagne, et l’écart n’a pas augmenté depuis l’annonce du chiffre révisé du déficit.

Le vrai défi est à long terme : notre économie doit prouver qu’elle est capable de rester solvable, dans un contexte de croissance ralentie, de vieillissement démographique induisant une explosion des dépenses de retraite et de santé, et de besoin accru d’investissement, pour répondre aux défis de l’éducation et de la transition écologique. Il y a deux écueils : que la baisse du déficit compromette la croissance, alors que la productivité, clef de notre richesse, ralentit ; laisser augmenter indéfiniment l’endettement et prendre le risque qu’une crise de panique ne ressuscite nos vieux démons.

* Charles Serfaty est économiste à la Banque de France

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