Du pont du Carroussel au Louvre : Parisien, je ne m’excuse pas de l’être

Du pont du Carroussel au Louvre : Parisien, je ne m’excuse pas de l’être

Ou alors le privilégié. Ou encore l’aristocrate d’un soir. Je me sentais comme ça. Il faisait nuit, la pluie s’était arrêtée, elle avait vidé les rues, l’air était frais, limpide d’humidité. J’ai traversé la Seine par le pont du Carrousel. Au 7 de la rue de Lille, dans ce lieu qui fut un entrepôt de papier, au temps où le quartier était farci d’imprimeries et d’ouvriers qui vont avec, et d’éditeurs, et d’écrivains, d’artistes, et qui plus récemment fut la galerie d’art très contemporain de Claude Berri, puis le studio de prise de vues de Karl Lagerfeld qui en fit sa bibliothèque, monumentale, des livres jusqu’au plafond de verre de sa démesure, bibliothèque-salon à laquelle on accède aujourd’hui par la librairie qu’il avait créée, exclusivement consacrée aux beaux livres d’art ; elle appartient désormais à la maison Chanel qui entretient ainsi la mémoire du couturier érudit, fantasque. Mythe de son vivant, il passe sa mort en compagnie de lecteurs d’images, tourneurs de pages et autres paresseux anachroniques venus écouter la conversation-concert ayant pour thème, ce soir-là, le franchissement par Arnold Schönberg et Vassily Kandinsky, du seuil de la tonalité dans la musique et la peinture, au début du XXe siècle, à Vienne.

Dans une robe très longue, en argent, Mimi Durand Kurihara présente les deux intervenants : le jeune chef d’orchestre Arnaud Arbet qui parlera du contrepoint, du tonal et de l’atonal, et de la dodécaphonie en jouant par moments du piano pour se faire mieux comprendre, tandis qu’Alexandre Devals causera de la peinture en pianotant sur une télécommande pour faire défiler quelques images sur un écran.

Un bouleversement aussi majeur, fracassant, scandaleux, raconté sur un ton si paisible, mesuré, dans une ambiance feutrée, confortable, rassurante, c’était enivrant. On ne peut pas vivre dans le luxe, même au Luxembourg, ça devient vite vulgaire, mais y goûter, au passage, le temps d’un thé, d’une conversation, d’un concert, voilà le miel. Alexandre Devals laisse la parole à Arbet qui présente la vie et l’œuvre de Schönberg. Le luxe, c’est aussi de comprendre ce qu’on vous dit à propos de ces choses complexes que sont par exemple les différentes structures de la musique, et celle de Schönberg qu’on va entendre, le Schönberg d’avant l’atonal impossible ? Créer, c’est aller plus loin, là où est le danger, au risque de l’obsession, de la folie, mais nous en parlerons plus tard, abrège-t-il en se levant pour appeler les musiciens, Fabien Roussel au violon, Anthony Kondo au violoncelle, Eric Lamb à la flûte, Michel Raison à la clarinette, et Kyoko Nojima au piano. Avec Arnaud Arbet à la direction, ils forment l’ensemble nommé Le Seuil Musical.

Une musique qui frappe à la porte

Et c’est parti mon kiki pour la première symphonie de Schönberg (transcription pour quintet de Webern). Vingt-cinq minutes au cours desquelles on se sent là où il faut. Dans la plénitude d’un instant rare, comme on dit quand on a oublié de prendre des notes, de brancher son portable et qu’on se dit tant mieux, rien ne sera retenu que le doux frisson sur la peau, et la révélation que les livres, tapissant ainsi tous les murs offrent une sonorité probablement idéale. C’est une musique qui frappe à la porte d’une autre, qui veut entrer quelque part où, en fait, une fois franchi ce seuil, il sera perdu, comme le fut Mahler en l’écoutant, malgré tout le respect et l’affection qu’il éprouvait pour son jeune admirateur et disciple : “Je n’arrive plus à entendre votre musique, ça va trop loin, mais continuez, vous êtes l’avenir.”

La conversation qui a suivi était plaisante, enrichissante, elle préparait bien à cette promenade du retour, le pont du Carrousel, Paris encore plus désert que tout à l’heure, enflammant la sensation d’être Parisien, la ville à nouveau au centre du monde, et presque désert, tant de beauté et d’histoire pour moi tout seul, en traversant le Louvre. Une chance qui oblige à le dire. Parisien, je ne m’excuse pas de l’être.

Christophe Donner, écrivain

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