Fusion nucléaire : Iter, le retard de trop ?

Fusion nucléaire : Iter, le retard de trop ?

Lorsqu’on lui parle du méga chantier d’Iter dans le sud de la France, Guy Laval, physicien spécialiste des plasmas, pèse ses mots. “D’un côté, c’est une aventure exaltante. La voie suivie par les scientifiques sur place est la seule suffisamment avancée pour qu’on puisse imaginer, à terme, un réacteur électrogène civil basé sur la fusion nucléaire. Mais de l’autre, le projet rencontre des difficultés sur lesquelles une mise au point serait utile dans la conjoncture actuelle.” Pourquoi, en effet, s’accrocher à ce projet alors que ses coûts flambent, que son calendrier accuse un retard important, que la concurrence émerge sous la forme de nombreuses start-up innovantes et qu’il nous faut en plus trouver 50 milliards d’euros pour financer le nucléaire classique ? La question mérite d’être posée.

“Nous devrions être plus clairs vis-à-vis des citoyens, estime Michel Claessens, ancien directeur de la communication d’Iter. La fusion reste en phase de recherche et développement. Avec Iter, nous sommes encore loin des applications commerciales. Et le chantier situé à Cadarache [Bouches-du-Rhône] est quasiment à l’arrêt depuis la détection fin 2021 de non-conformités au niveau de plusieurs éléments. Arrêtons donc de dire qu’il s’agit de l’énergie du futur ou d’une solution pour le climat.”

Sébastien Koczorowski, qui pilote le programme de réparations d’Iter, confirme les difficultés rencontrées sur le chantier. “Nous avons détecté de la corrosion liée à des agents chimiques au niveau des soudures des tuyauteries des écrans thermiques livrés fin 2021. Ce phénomène était susceptible de se reproduire plus tard sur des éléments déjà installés dans la machine. Il a donc fallu les retirer. Par ailleurs, à quelques mois d’intervalle, des non-conformités ont été identifiées sur la chambre à vide. Et malheureusement nous n’avions pas assez de surmatière pour réusiner les parties posant problème.”

Pas de chance ou mauvaise gestion du chantier ? “Nous sommes allés chercher les fournisseurs les moins chers et nous en payons aujourd’hui les conséquences”, évoque un scientifique français. Une version contestée par les équipes d’Iter. “Les entreprises sélectionnées par les membres du programme sont toutes sérieuses et théoriquement capables de respecter un cahier des charges très exigeant. Cela dit, nous subissons les conséquences de mauvais choix technico-économiques en n’ayant pas commandé, par exemple, de surplus de matière permettant un nouvel usinage”, concède Sébastien Koczorowski.

Quelles seront les conséquences de ces difficultés sur la durée du chantier ? “Plusieurs réunions collégiales se sont déroulées en 2023 en présence des partenaires financiers. Différentes stratégies y ont été présentées et les contrats de réparations sont désormais lancés”, précise Sébastien Koczorowski. Reste à finaliser le nouveau planning. Celui-ci pourrait être dévoilé en juin 2024. Il devrait se traduire par un retard de deux ou trois ans au minimum, et la modification de certaines phases clés. Par exemple, la génération d’un premier plasma, qui devait intervenir avant 2030, sera reportée de plusieurs années. “Mais comme il y aura davantage d’éléments intégrés dans la machine, cela permettra de faire plus rapidement des expérimentations avancées et donc de rattraper un peu de temps perdu”, pense Yannick Marandet, directeur du laboratoire de physique des interactions ioniques et moléculaires à l’université d’Aix-Marseille.

Un avantage de taille

“Tout le calendrier est en train d’être réaménagé pour comprimer les délais”, confirme Michel Claessens. Plus pragmatique, la nouvelle approche défendue par la direction d’Iter semble convaincre. “Les pays donateurs soutiennent toujours le projet”, assure Sébastien Koczorowski. Sans doute gardent-ils en tête les atouts d’une machine futuriste comme Iter. “Si ce réacteur expérimental est si gros et si complexe, c’est pour pouvoir créer davantage de chaleur à l’intérieur et surtout, maintenir la réaction de fusion pendant une quinzaine de minutes. Une performance bien plus élevée que celle que visent les start-up les plus en vue avec leurs machines de poche”, résume Yannick Marandet.

Autre aspect inhérent au chantier de Cadarache, les différents partenaires nationaux veulent être certains qu’à l’issue du processus, ils auront acquis les compétences nécessaires à la conception d’un réacteur. Chacun d’entre eux fournit donc des éléments de la machine, ce qui ajoute une couche de complexité au projet et allonge les délais de construction. “Au rythme où vont les choses, la fusion ne sera sans doute pas suffisamment développée pour peser sur le climat en 2050, convient Yannick Marandet. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a aucun intérêt !” Elle vise à produire une énergie décarbonée, pilotable, à partir de ressources disponibles en abondance et de manière relativement homogène (du deutérium issu des océans et du lithium en très petite quantité par rapport aux besoins industriels). “La fusion a sa place dans notre mix énergétique, estime le scientifique. N’oublions pas qu’un scénario 100 % renouvelable nécessiterait la construction de centrales thermiques fonctionnant au gaz, si on se réfère aux scénarios produits par RTE [Réseau de transport d’électricité]. Par ailleurs, les ressources en uranium nécessaires pour les réacteurs nucléaires actuels finiront bien par s’épuiser. Enfin, si à l’avenir nous devons capter énormément de CO2 dans notre atmosphère, il nous faudra beaucoup d’énergie. Dans ce cas, la fusion pourrait s’avérer utile.” Mais avant d’en arriver là, il faudra mener le chantier jusqu’au bout.

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