Cultura : la revanche de “l’hypermarché du livre”

Cultura : la revanche de “l’hypermarché du livre”

Si vous habitez au cœur d’une grande ville, vous allez sans doute répondre, à propos de l’endroit où vous achetez vos livres, librairie de quartier pour le conseil personnalisé ou Mollat (à Bordeaux), Kléber (à Strasbourg) ou Martelle (à Amiens) pour le large choix. Si vous êtes amateur de musique ou de matériel high-tech, vous y ajouterez peut-être la Fnac, mais il est peu probable que vous citiez spontanément Cultura. Vous en connaissez vaguement le nom parce qu’il y en a un à proximité de votre lieu de vacances et que vous l’avez fréquenté un jour de pluie et d’ennui, mais pas davantage. L’enseigne est, pourtant, devenue en vingt-cinq ans l’un des plus gros vendeurs de livres de l’Hexagone.

Depuis sa création en 1998, elle a prospéré loin de Saint-Germain-des-Prés, dans des lieux longtemps ignorés des éditeurs et des auteurs, à la périphérie des villes petites et moyennes, dans des zones commerciales plus habituées à abriter un hypermarché, une enseigne de bricolage ou de vêtements pas chers que de la culture et des livres. Propriété d’une héritière de la famille Mulliez et de son époux, sans lien capitalistique avec la galaxie nordiste, Cultura est avare de chiffres, mais l’estimation établie chaque année par Livres Hebdo donne la mesure de son succès : moyennant 350 millions d’euros de chiffre d’affaires réalisé avec le livre, elle arrive derrière la Fnac (740 millions), mais devant les Espaces Culturels Leclerc (286 millions), pourtant deux fois plus nombreux. Ovni commercial, Cultura est désormais incontournable.

Puilboreau (Charente-Maritime), Fenouillet (Haute-Garonne), Givors (Rhône), Marsac (Tarn-et-Garonne) ou Montluçon (Allier) : il suffit d’égrener la liste des implantations de l’enseigne pour comprendre qu’elle a, dès ses débuts, choisi de s’installer là où les autres n’étaient pas. “Ce qui est frappant, c’est la vitesse à laquelle ils se sont développés. Un an après leur premier magasin, ils en avaient 40. Et ils ont privilégié la même zone de chalandise que la grande distribution généraliste alimentaire”, note Patricia Sorel, maîtresse de conférences en histoire à l’université de Paris Nanterre et auteure de Petite histoire de la librairie française (La Fabrique). Pas question de concurrencer frontalement la Fnac qui, dans les années 1990, est le leader incontesté des “grands” en zone urbaine et entend bien le rester, comme Virgin en a fait la cruelle expérience. Pas question non plus d’investir dans des galeries commerciales aux loyers trop élevés, à quelques rares exceptions tel le centre commercial parisien des Quatre Temps à La Défense. Cultura, ce sont souvent de simples boîtes façon entrepôt au bleu très reconnaissable, mais avec l’immense avantage de la surface, de l’accessibilité et du parking à perte de vue.

La mue du “vendeur de best-sellers”

Cultura est la “librairie du coin” de ceux qui ne se déplacent qu’en voiture et que la librairie classique du centre-ville intimide. Ici, on vient en famille, parfois après les courses hebdomadaires, on s’éparpille dans les rayons, on se rejoint à la sortie. Chacun y trouve son compte. La littérature est placée à l’entrée, avec les grands prix de l’automne, la romance et les polars, mais très vite arrivent les mangas qui fascinent les ados (et quelques adultes), les loisirs créatifs pour les enfants et les grands, les jeux vidéo, les instruments de musique. Les petits crient en découvrant un kit pour faire la cuisine, les mères rétorquent d’un ton las, “je t’ai déjà dit non”, les pères s’emploient à trouver des activités pour animer un anniversaire de moins de dix ans, “des scoubidous ? Tu es sûre que ça fait un atelier ?” En Culture et Société, un monsieur âgé cherche une référence sur le général de Gaulle. En ces jours de soldes, dans le bac à promotion se côtoient des livres d’occasion et des tapis de yoga. Un peu plus loin, au milieu du rayon Développement personnel trônent cartes de tarot, encens et bougies.

En mixant les publics et les techniques de vente, avec une offre hybride entre grande surface et librairie, Cultura s’emploie à décomplexer l’achat de livre. Elle a été l’une des premières à mettre en avant des auteurs populaires comme Gilles Legardinier. Elle développe désormais une offre de livres d’occasion pour avoir des “petits prix” à proposer. Alors que les rayons livres des supermarchés et des hypermarchés connaissent un net ralentissement, elle réussit en empruntant à la grande distribution quelques ficelles qui poussent à l’achat, comme ces 99 centimes écrits en tout petits caractères à côté d’un 2 euros, ou ce parcours dans le magasin qui oblige à passer par tous les rayons sans possibilité de s’échapper, une méthode pratiquée de longue date par une célèbre enseigne de meubles suédoise.

Mais elle se revendique librairie à part entière, sans complexe à l’égard de ses grandes sœurs Fnac et consorts ou de ses petites-cousines de la ville. Regardée de haut, voire carrément ignorée à ces débuts, l’enseigne est parvenue à sortir de son image de “vendeur de best-sellers et de livres pratiques”. Avec ses 40 000 à 65 000 références par magasin et sa puissance de vente, elle en impose aux éditeurs. “Il y a vingt-cinq ans, il y avait comme un snobisme, on n’était pas attendu là-dessus, on avait parfois l’impression que la culture ne pouvait être qu’en centre-ville. Ce n’est plus le cas, nous avons perçu une nette évolution”, raconte Eric Lafraise, directeur des relations extérieures du groupe.

“En littérature, c’est un peu le Graal d’y être”

Particulièrement prisée des éditeurs : la sélection Talents Cultura, qui met en avant, pendant un an, quatre nouveautés choisies par des libraires et des lecteurs parmi la rentrée littéraire. Cette année, Ce que je sais de toi d’Eric Chacour (Philippe Rey) et Pour mourir, le monde de Yan Lespoux (Agullo) partageaient les honneurs avec Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès (JC Lattès) et Par-delà l’oubli d’Aurélien Cressely (Gallimard). Parce qu’il défend des titres pointus, des premiers ou seconds romans très littéraires, publiés parfois par de petites maisons d’édition, le label Talents Cultura a fait oublier les réserves que certains pouvaient avoir.

Et il constitue un coup de projecteur précieux dans une production surabondante. “Lorsqu’un livre est sélectionné, la mise en place est très sensiblement augmentée dans les Cultura et l’auteur fait des dédicaces dans au moins dix magasins. En littérature, c’est un peu le Graal d’y être, il y a une vraie différence sur les chiffres”, confirme Alix de Cazotte, responsable commerciale, relations libraires et salons aux éditions Héloïse d’Ormesson, dont le Ceux qui restent de Jean Michelin a été retenu en 2022.

Preuve que Cultura compte dans le monde du livre, les points de vente deviennent des passages obligés des tournées de dédicace. Pour des auteurs à très grand succès comme Agnès Martin-Lugand, Sarah Rivens ou Michel Bussi en ce début d’année, mais aussi pour quelques auteurs plus confidentiels. Autre signe du poids de l’enseigne, plusieurs grosses librairies indépendantes ont souffert de l’arrivée d’un Cultura en périphérie de leur ville. “Les libraires le ressentent de manière assez rude sur leur chiffre d’affaires, mais la meilleure tactique pour résister, c’est de rester libraire, pas de s’aventurer sur d’autres segments”, constate Guillaume Husson, le délégué général du Syndicat de la librairie française qui regroupe 700 indépendants. Chez Cultura, on fait mine de ne pas s’en préoccuper et de se concentrer sur le principal rival, Amazon. L’enseigne a été l’une de celles qui ont fermement bataillé afin d’obtenir un prix de livraison minimal pour le livre. Fidèle à sa stratégie, avancer toujours, sans se préoccuper des bruissements de Saint-Germain-des-Prés.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *