Guerre en Ukraine : “Les Russes sont désormais en mesure d’entailler le front”

Guerre en Ukraine : “Les Russes sont désormais en mesure d’entailler le front”

Sur le front, les mauvaises nouvelles se succèdent à un rythme inquiétant pour l’armée ukrainienne. Après avoir revendiqué la prise d’un village dimanche près d’Avdiivka, les forces russes ont annoncé lundi 29 avril la conquête de la localité voisine de Semenivka, dans l’est du pays. En dépit du vote d’une enveloppe de 61 milliards de dollars par Washington fin avril, la situation du front reste périlleuse pour les forces ukrainiennes, après des mois à faire face à une pénurie de munitions. “Les prochaines semaines vont rester difficiles pour les Ukrainiens, le temps que les aides américaines arrivent sur le front”, estime le général Nicolas Richoux, ancien commandant de la 7e brigade blindée. Entretien.

L’Express : Quelle est la situation du front ?

Général Nicolas Richoux : La pénurie de munitions à laquelle les Ukrainiens font face depuis plusieurs mois limite leur capacité de réponse lors des assauts des Russes. Ces derniers sont désormais en mesure d’entailler le front, c’est-à-dire de réaliser de petites avancées de quelques kilomètres. L’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine par les Etats-Unis entre les mois de décembre et avril leur a ouvert une fenêtre d’opportunité pour avancer. C’est la raison pour laquelle ils augmentent la pression et font tout ce qu’ils peuvent pour essayer d’obtenir le maximum de gains.

Je n’irai toutefois pas jusqu’à dire que les Ukrainiens se trouvent dans une position critique. Cela supposerait que le front est en passe d’être percé par l’armée russe. Nous n’en sommes pas là. Même si les Russes sont passés en économie de guerre et fabriquent plus de munitions que ce que les Occidentaux peuvent fournir aux Ukrainiens, ils n’ont pas encore la masse nécessaire – ni en matière de logistique, ni en matière de ressources humaines – pour réaliser une percée.

Le chef du renseignement militaire ukrainien Kyrylo Boudanov a mis en garde la semaine dernière contre une “période difficile” pour l’Ukraine entre “mi-mai et début juin”. Qu’en pensez-vous ?

Je partage son constat. Les prochaines semaines vont rester difficiles pour les Ukrainiens, le temps que les aides américaines arrivent sur le front. Puis le danger devrait se réduire à mesure que les Ukrainiens seront réapprovisionnés. Les Russes vont donc chercher à exploiter ce moment de faiblesse et on peut s’attendre à de nouveaux gains de leur part dans les semaines à venir – même s’ils devraient rester limités. Il est très probable que Vladimir Poutine cherchera à mettre à profit ces avancées lors des commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 9 mai en Russie. Du reste, le facteur climatique joue également en faveur des Russes. Les sols sont aujourd’hui relativement secs et permettent de revenir plus vite que prévu à la saison des offensives.

L’autre gros problème auquel est confrontée l’armée ukrainienne est celui des ressources humaines. Aujourd’hui, celle-ci compte autour de 700 000 hommes et cela est insuffisant pour résister efficacement sur l’ensemble de la ligne de front. D’autant plus que les hommes mobilisés le sont depuis le début du conflit et sont épuisés par plus de deux ans de combat. Les autorités ukrainiennes ont cherché à protéger la jeunesse en raison d’un déficit démographique au sein de cette classe d’âge et il leur est aujourd’hui très difficile, politiquement, de revenir sur cette décision.

Au-delà, les Ukrainiens souffrent aussi d’une fragilité structurelle sur le plan industriel. Le fait de dépendre des aides occidentales les rend vulnérables aux aléas politiques qui peuvent traverser nos pays, comme on l’a vu avec le blocage de l’aide américaine pendant plusieurs mois. A l’inverse, la Russie est moins dépendante de la bonne volonté de ses partenaires iraniens ou nord-coréens, parce que les capacités de son industrie de défense sont bien supérieures à celles de l’Ukraine.

Les Occidentaux tardent-ils encore trop à livrer des armes à l’Ukraine ?

Le compte n’y est toujours pas. Ce n’est toutefois pas que de la mauvaise volonté de la part des Occidentaux. Passer réellement en économie de guerre est un processus coûteux et complexe. Les industriels de défense doivent obtenir des financements pour investir dans leur outil de production, ils ont aussi besoin de commandes pour soutenir leur développement, il faut en outre former de nouveaux personnels et sécuriser les chaînes d’approvisionnement… Tout cela demande du temps, d’autant que cette guerre n’avait pas été anticipée. Pour prendre l’exemple de la France, l’aide s’accroît, mais petit à petit. En 2024, l’objectif est de produire 100 000 obus, afin d’en fournir 80 000 à l’Ukraine et en garder 20 000 pour nos propres armées. Il y a certes une hausse, mais cela représente à peine plus d’une semaine de consommation pour les forces ukrainiennes.

Quels sont les prochains objectifs des Russes dans les mois à venir ?

A moyen terme, l’objectif des Russes est de conquérir les oblasts de Donetsk et de Lougansk, dans l’Est du pays. Ils n’auront de toute façon pas la capacité d’aller vraiment au-delà. La prise de ces régions leur permettrait de parachever leur processus d’annexion, lancé en septembre 2022. Mais cet objectif ne me semble toutefois pas réalisable à court terme.

Prendre l’oblast de Donetsk supposerait de s’emparer des villes fortifiées de Sloviansk et Kramatorsk, ce qui sera extrêmement difficile. Par ailleurs, la route menant à ces deux centres urbains est jalonnée de lignes de défense. On y trouve notamment la ville de Tchassiv Iar, sur laquelle les Russes tentent d’intensifier leur effort, et qui est, elle aussi, très fortifiée. Au vu des maigres progrès réalisés par l’armée russe depuis un an, la route me paraît encore longue avant d’en arriver là.

L’armée ukrainienne craint également une offensive vers Kharkiv dans le Nord, qui est la deuxième plus grande ville du pays. Ce scénario vous semble-t-il envisageable ?

Actuellement, ce n’est pas crédible. Prendre une ville comme Kharkiv nécessiterait au moins 700 000 hommes. C’est probablement plus que le nombre de soldats dont disposent les Russes sur l’ensemble de la ligne de front. Le combat urbain est l’un des plus difficiles pour l’attaquant et nécessite d’avoir une supériorité écrasante pour pouvoir déloger le défenseur des nombreuses cachettes et points de résistance qu’il peut mettre à profit dans cet environnement.

A titre d’exemple, la prise de Berlin en 1945 a mobilisé environ 2,5 millions d’hommes. Les Russes peuvent certes masser des troupes au Nord pour faire peser une menace et fixer des troupes ukrainiennes dans la région, mais il semble improbable qu’ils prennent le risque d’attaquer sur deux fronts, alors qu’ils ont déjà du mal à percer sur un seul. Cela supposerait de disperser leurs forces et de multiplier leurs lignes logistiques.

Dans quel état se trouve l’armée russe ?

L’armée russe souffre beaucoup et consomme de nombreux hommes. Il en va de même pour ses équipements. Les Russes ont perdu au moins 15 000 blindés, dont près de 3000 chars, depuis le début du conflit. Et ils ne peuvent pas compenser intégralement ces pertes. Contrairement à une croyance répandue, ils fabriquent assez peu de nouveaux chars, mais modernisent beaucoup de vieux modèles soviétiques datant, pour certains, des années 1960. On est loin des T-90 flambant neufs qui sortiraient à la chaîne des usines.

Malgré tout, c’est une armée qui reste dangereuse et n’a pas encore été battue. Et elle n’a pas les mêmes problèmes d’approvisionnement que l’armée ukrainienne. La force de l’armée russe réside en réalité moins dans sa puissance intrinsèque que dans la faiblesse ukrainienne. Si l’armée ukrainienne était à nouveau correctement équipée et approvisionnée, elle serait en mesure d’arrêter l’armée russe. Sur ce point, l’aide américaine permettra de revenir à une certaine parité.

Quel pourrait être l’effet des missiles ATACMS que Washington livre désormais à l’Ukraine, après avoir longtemps rechigné à le faire ?

Grâce à sa portée de 300 kilomètres, ce missile offre la possibilité de frapper dans la profondeur. Concrètement, cela signifie que l’ensemble des territoires actuellement occupés par les Russes seront désormais à portée de tir, et que de nombreuses cibles, qui étaient relativement à l’abri, ne le seront plus. Cela peut permettre de détruire des lignes logistiques, des lignes de communication, des ponts, des postes de commandement, des dépôts de carburant ou de munitions. On peut aussi noter que toute la Crimée sera à portée de tirs : notamment ses aérodromes, la base navale de Sébastopol, voire le pont de Kertch. Les Russes pourraient décider de reculer certaines cibles potentielles, comme des dépôts de munitions ou de carburant, mais cela compliquera considérablement leurs opérations et ralentira leurs approvisionnements.

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