Homophobie, vision rétrograde de l’autisme… Les dérives de la psychanalyse à la fac

Homophobie, vision rétrograde de l’autisme… Les dérives de la psychanalyse à la fac

Au lycée, Quentin avait un “bon a priori” sur la psychanalyse. Ses cours de philosophie, où “l’inconscient freudien” était abordé, l’avaient “passionné”. Mais durant sa licence de psychologie à Brest, de 2016 à 2018, son regard sur la discipline a évolué. “Une enseignante psychanalyste nous a affirmé que l’autisme était lié au fait de vouloir inconsciemment coucher avec sa mère. Simplement, cela n’était plus possible de le dire selon elle, à cause des associations de parents”, relate-t-il, encore “scandalisé”. “Chez ceux qui se réfèrent à Jacques Lacan, l’autisme est considéré comme le résultat de rapports incestueux avec la mère, psychiquement parlant”, confirme Delphine*, une psychanalyste enseignant à l’ex-université Paris-VII il y a quelques années. Dans cet établissement, où est né le premier département consacré à cette pratique, ce discours n’aurait aujourd’hui pas beaucoup changé. “Des jeunes psychologues d’obédience psychanalytique disent que les tests pour diagnostiquer l’autisme ne sont pas importants. Pour eux, il faut uniquement se focaliser sur les interactions que les enfants entretiennent avec leurs parents, notamment la mère”, témoigne Victor*, un doctorant.

Si ces théories paraissent incongrues, elles n’ont surtout jamais été validées scientifiquement, rappelle Danièle Langloys, présidente d’Autisme France. “Depuis 2010, la Haute autorité de santé (HAS) a établi que l’autisme était un trouble neuro-développemental avec une composante génétique, ce qui n’a rien à voir avec la psychologie des parents ou l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants”, développe-t-elle, “furieuse” de voir que l’université française continue d’enseigner cette “vision dangereuse et rétrograde”. En trente-cinq ans d’existence, son association a vu les ravages des thérapies psychanalytiques dans le traitement de ce trouble, pourtant reconnues comme inefficaces dès 2012. “Non seulement l’enfant est laissé de côté, ce qui ralentit sa prise en charge, mais surtout sa mère est forcée d’admettre qu’elle a raté le premier contact avec son bébé, ce qui génère chez elle un sentiment de culpabilité”, illustre-t-elle. “En France, une grande partie des cursus de psychologie ne présente que l’approche psychanalytique à leurs étudiants, sans qu’ils soient toujours bien informés de ses limites, ce qui va considérablement orienter leur pratique future”, complète David Masson, psychiatre au centre psychothérapique de Nancy. “Si elle peut être utile pour apprendre à mieux se connaître, elle devient problématique dès lors qu’elle est utilisée seule pour traiter certains troubles”, alerte le spécialiste.

Hystérie, névrose et psychose

Dans un cours de licence de “psychologie clinique de l’enfant” à l’université Rennes 2 de 2023, que L’Express a consulté, les dix références bibliographiques sont uniquement psychanalytiques, Freud et Lacan en tête. Le cours de “psychopathologie” [NDLR : la matière qui s’intéresse à la description des troubles psychiques], lui, utilise les termes d’”hystérie”, “névrose” ou “psychose”, un “vocabulaire psychanalytique qui n’existe plus dans aucune classification scientifique”, critique Hugo Baup, psychiatre au centre hospitalier de Périgueux. “Ces notions ont certes un intérêt historique, mais elles ne devraient plus être exclusivement enseignées en fac de psychologie”, poursuit-il.

Mais le plus grave, selon lui, réside toutefois dans la partie “conseils pour obtenir une bonne note à l’examen”, qui recommande de ne pas recourir au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), “une approche clinique qui [n’] a pas été enseignée [aux étudiants]”. “Des professeurs psychanalystes nous ont dit qu’il ne fallait pas croire ce qu’il y avait dans le DSM”, éclaire Damien*, élève de deuxième année. Or, il s’agit d’un outil de référence “athéorique”, qui “décrit simplement les symptômes pour les regrouper en syndrome et faire avancer la recherche”, assure Hugo Baup. “Ne pas l’enseigner aux étudiants de psychologie, c’est les priver d’office de l’accès critique aux études scientifiques”, insiste-t-il.

A l’université Lumière Lyon 2, Rosalie se souvient qu’en 2020, le DSM n’était pas non plus abordé en psychologie clinique. Ni les thérapies cognitivo-comportementales (TCC), dont l’efficacité a pourtant été démontrée dans le traitement de nombreux troubles. “A l’époque, la professeure ne parlait que de Freud, et disait qu’une partie de ses conclusions étaient aujourd’hui validées par les neurosciences. Quand un élève lui a demandé ses sources, l’enseignante lui a répondu qu’il n’avait pas à savoir cela à son niveau”, se remémore-t-elle. Victoire*, actuellement étudiante en licence dans la même université, appuie : “On nous a parlé dix minutes des courants cognitivistes, puis la demi-heure qui a suivi a consisté à nous expliquer pourquoi la psychanalyse leur était supérieure”. Les références bibliographiques du cours de l’année 2023 sont là encore éloquentes : sur 22 textes, 16 sont psychanalytiques. Contactée, l’université Lumière Lyon 2 n’a pas répondu à nos sollicitations. Rennes 2, elle, a refusé la demande d’entretien, renvoyant à sa plaquette de formation, “pour découvrir l’étendue de la diversité de la psychologie dans notre université”.

L’homosexualité, un “comportement sexuel déviant”

Au-delà de la surreprésentation de la psychanalyse, les témoins interrogés par L’Express dénoncent le contenu de certains cours, en particulier sur les minorités sexuelles et de genre. “Freud disait que l’homosexualité était une pratique sexuelle déviante, au sens où la sexualité “normale” était déviée de son objet pour se diriger vers le même sexe. Aujourd’hui, beaucoup de psychanalystes n’ont pas évolué et continuent de défendre cette idée, y compris à l’université”, déplore Delphine, qui avoue avoir elle-même écrit dans sa thèse que “les personnes transgenres étaient toutes psychotiques […] comme le disait Lacan”. Alexandre Saint-Jevin, docteur en psychanalyse, nuance : “Lorsque j’étais étudiant, il y avait un fort clivage parmi les enseignants de psychanalyse. La majorité classait l’homosexualité dans les perversions et la transidentité dans les psychoses. Mais, dans le même temps, d’autres tenaient des propos très ouverts sur les questions liées aux LGBT+.”

A l’université Toulouse-Jean Jaurès, un cours de troisième année de licence en “psychologie clinique et psychopathologie” de 2019 classe dans les “conduites sexuelles déviantes” le fait d’alterner des relations homosexuelles et hétérosexuelles. Plus loin, ce même document, à destination des étudiants ayant choisi la spécialité psychanalyse, définit le “comportement du psychopathe” par “des tendances aux comportements sexuels déviants”, parmi lesquels “l’homosexualité”, le “fétichisme” ou “la perversion anale”. “Cette partie du cours se base sur l’échelle de Hare, une référence importante en psychocriminologie. Mais celle-ci a été révisée depuis bien longtemps, et la notion d’homosexualité n’est plus un critère”, corrige Walter Albardier, psychiatre et responsable du Centre ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (Criavs), en Ile-de-France. Mathieu Lacambre, psychiatre spécialisé en psychiatrie légale au CHU de Montpellier, abonde : “La psychopathie n’a rien à voir avec l’homosexualité, et cette échelle, comme tous les outils, nécessite d’être formé pour l’utiliser, sous peine de faire des dégâts”. Interrogée sur l’enseignement de la psychanalyse, la responsable pédagogique de la troisième année de licence dit “ne pas être compétente sur cette question”. Les enseignants de ce cours, quant à eux, n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Le fantasme de l’agression

Toujours à Toulouse Jean-Jaurès, Salomé*, une étudiante en master de psychologie clinique parcours autisme, a été choquée par un autre cours, dispensé en octobre 2023. “Une psychologue d’obédience psychanalytique nous a dit que dans les cas de violences conjugales, les femmes choisissaient de faire couple avec un homme violent, et adhéraient tacitement à cette dynamique relationnelle”, raconte-t-elle. “D’après la prof, il n’y avait ni victime, ni bourreau, complètent Marie* et Deborah*, également présentes. Quand une étudiante lui a dit que cela n’était pas acceptable, l’enseignante lui a répondu devant tout le monde qu’elle voyait bien que cela faisait écho à quelque chose chez elle”. Pour Delphine, elle-même psychanalyste, ce discours n’est pas surprenant : “Chez nombre de freudiens et de lacaniens, tout est rabattu du côté du fantasme : si une femme se fait agresser, c’est qu’elle fantasme l’agression. Au fond, elle désire cette violence.”

A l’ex-université Paris-V, aujourd’hui devenue Paris-Cité, Zoé et Grégoire* ont entendu les mêmes propos de la part d’une prof psychanalyste, en novembre 2022. “Dans le cadre d’un cours sur la névrose hystérique, elle parlait d’un jeu de séduction entre l’agresseur et l’agressée, du fait que certaines femmes aimaient se mettre dans des situations limites. On a remonté cet incident à la direction, et la prof a fini par écrire une lettre d’excuse.” Contactée par L’Express, l’enseignante dit ne pas se retrouver dans ces citations. “J’ai simplement proposé de faire des liens entre la compréhension des symptômes [de la névrose hystérique] à l’époque de Freud et les progrès actuels de la société pour reconnaître les abus sexuels, dont sont victimes de nombreuses personnes”, précise-t-elle, tout en confirmant avoir envoyé un courrier aux étudiants, dans lequel elle regrette “un manque de clarté”. “Il ne s’agissait en aucun cas […] de remettre en cause la parole des victimes”, écrit-elle dans ce document. A Toulouse, la professeure mise en cause n’a pas répondu à nos sollicitations. “Je n’étais pas présente à ce cours, il ne me semble donc pas approprié de m’exprimer à ce sujet”, a soutenu, de son côté, la responsable pédagogique du master.

Des étudiants analysés

Parfois, les pratiques des enseignants psychanalystes posent aussi question. Dans un contexte de harcèlement moral et sexuel visant l’ancien département d’études psychanalytiques de Paris-VII, révélé par Mediapart et Le Monde fin 2018, une enquête du ministère de l’Enseignement supérieur a mis au jour des cures psychanalytiques – le processus thérapeutique proposé par la psychanalyse – entre des enseignants et leurs étudiants, notamment doctorants. “Les enseignants-chercheurs sont des fonctionnaires […] dans une relation d’enseignant avec leur étudiant, en situation de les évaluer et de les noter. Une cure psychanalytique peut donner lieu à un transfert de l’analysant sur l’analyste, une possible emprise sur le sujet analysé est donc à craindre”, s’alarme le rapport de l’enquête, adressé en septembre 2019 à la présidente de l’université. “Pour être psychanalyste, une profession non réglementée en France, il faut se faire soi-même analyser. Les enseignants ont donc profité de cette règle pour avoir des liens de proximité avec leurs étudiants”, commente Elise*, une ancienne professeure de Paris-VII, elle-même psychanalyste.

Parmi les enseignants mis en cause par le ministère figure Markos Zafiropoulos, directeur de recherches honoraire au CNRS et à Paris-Cité. Océane*, doctorante dans cet établissement il y a plusieurs années, se souvient bien de ses cures. “Il nous disait que c’était obligatoire pour mener notre travail de recherche, qu’il encadrait. Je me suis rendu compte bien plus tard que cela était nocif, car on parlait de choses très intimes”, témoigne-t-elle, alors que chaque séance lui coûtait 70 euros, un “tarif étudiant”. “Les enseignants qui s’adonnaient à ces pratiques, dont certains sont toujours en poste aujourd’hui, utilisaient parfois les diagnostics qu’ils établissaient lors de ces cures pour évincer des étudiants, ajoute Delphine. Unetelle devait par exemple être virée parce qu’elle était psychotique”. Dans sa réponse au ministère, Markos Zafiropoulos “conteste avoir imposé toute pratique d’analyse avec des étudiants et doctorants”, et déclare “qu’en France, le choix du psychanalyste […] est laissé totalement libre”. Selon lui toujours, “rien dans les textes de loi ni dans le règlement intérieur” de l’université “n’est énoncé dans le choix de l’analyste”. Contacté par L’Express, ce dernier n’a pas souhaité s’épancher sur le sujet : “La pratique clinique est confidentielle.” La directrice du département n’a pas non plus donné suite à nos questions.

*Les prénoms ont été changés.

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